La bibliothèque municipale a été choisie eu égard à son emplacement stratégique mais en fait nous sommes ici pour rencontrer des classes entières de CM1 CM2 car nous avons publié dans la collection Souris Noire deux livres écrits pour de jeunes lecteurs. Les gosses ont énormément travaillé sur les livres, allant même jusqu'à les réécrire et dessiner à leur façon. Tout baigne dans l'huile. Je me fais charrier, comme d'habitude, car j'écris à la main, mais Périgot nous sauve du désastre, arguant d'un traitement de texte performant. Les questions posées par les enfants concernent les livres, bien sûr, mais ce qui les passionne c'est d'en savoir un peu plus sur nous. L'aspect financier les titille en profondeur, ils veulent savoir exactement combien rapporte une Souris Noire, si nous sommes obligés d'imprimer nous-mêmes les bouquins, si nous avons des enfants à élever, si c'est difficile de devenir écrivain, bien sûr.
Au bout d'une heure, alors que Périgot répond toujours aux questions, je me prends à observer tous ces gosses et je suis surpris par le nombre important de fils d'immigrés. J'en viens à détailler leurs visages, éblouis, leurs pauvres vêtements. A l'évidence ces gosses ne roulent pas sur l'or. Enfin nous arrivons au terme de la rencontre. Les maîtresses proposent aux enfants de faire dédicacer leurs livres, s'ils en possèdent. Personne ne se lève. Malaise. Une petite Africaine délurée demande si on peut écrire un mot avec signature sur du papier.
Avec Périgot, nous acceptons de bon cœur car nous ne sommes pas venus uniquement pour vendre des bouquins. Alors quelques enfants se lèvent, coupent leurs feuilles blanches en plusieurs morceaux pour que leurs copains repartent avec un mot des écrivains. Cette activité nous absorbe une dizaine de minutes. Nous relevons la tête et découvrons un groupe de gosses qui nous font face : ceux qui n'ont même pas de papier. Un Maghrébin de huit ans, les yeux brillants, s'avance vers moi et tend sa paume :

- Vous pouvez me signer sur la main ?

Une peine immense me serre le cœur. J'attrape la main de l'enfant, lui demande son prénom et, en ravalant ma honte, dédicace sa paume. Aussitôt après, c'est l'hystérie. Ils arrivent tous, les bras tendus, se bousculent les uns les autres pour repartir avec leur tatouage. Je note leurs yeux qui brillent et du coup mon moral remonte.
Quelque temps plus tard, la fête est terminée, les enfants sont repartis vers leurs classes, Périgot et moi regagnons notre hôtel. Je me tourne vers Joseph et nous concluons :

- C'était bien, non ?


Marc Villard, J'aurais voulu être un type bien, L'Atalante, 1995


Les nouvelles à caractère autobiographique de Marc Villard sont souvent drôles, voire burlesques – l'homme n'est pas de ceux qui ménagent leur personnage – et parfois aussi discrètement pathétiques. Avec cette vivacité, cette acidité qui caractérisent celui dont on a dit qu'il maniait la plus belle plume du roman noir français.