Judith BROUST
Longtemps, j'ai cru que j'aimais la littérature. Toute la littérature, et surtout le roman. Et puis un jour, j'ai lu Kafka, et il y a eu comme un déchirement du récit, j'ai perçu le cœur du livre. Car les pages des livres sont vaines si elles ne sont pas les effets d'une nécessité intérieure. Peut-on percevoir, éprouver cela en philosophie ? André, qu'est-ce qui t'a fait naître à la philosophie ?


André COMTE-SPONVILLE

Le roman, peut-être bien ! Et puis la lassitude des romans… Tu sais, j'ai d'abord aimé la littérature, follement : c'était pour moi la vraie vie en effet- (comme dit Proust, mais je ne l'avais pas encore lu), et la seule qui vaille. Adolescent, j'ai dévoré des livres qu'on ne lit plus guère me semble-t-il : Martin du Gard, Koestler, Somerset Maugham… Gide aussi, et puis Sartre, et puis Céline, et puis Proust, enfin, vers dix-huit ans… En fait, j'ai lu je ne sais combien de romans, et comme je voulais être écrivain, c'est des romans aussi que je voulais écrire… Il se trouve, je m'en suis rendu compte assez vite, que c'est un talent que je n'ai pas. Inventer des histoires, des personnages, tout cela, qui fait le sel des romans que j'admirais (j'ai oublié de dire que les premiers romans qui m'avaient fasciné, et bien avant l'adolescence, c'étaient ceux de Dumas), tout cela, donc, je m'en sentais incapable. Manque d'imagination, sans doute, ou excès de scrupules…

Mais il y eut autre chose. J'ai bien dû constater, à la longue, que des romans, j'en lisais de moins en moins, et avec de moins en moins de plaisir, de moins en moins de foi… La philosophie s'était glissée là, mais pas seulement la philosophie : la vie aussi, la vie surtout, la vie toute simple, toute vraie, et tellement difficile ! A côté de quoi les romans m'ont paru mensongers, presque tous, ou ennuyeux et dérisoires. A quoi bon inventer des histoires ? A quoi bon toutes ces phrases, toutes plus jolies et plus inutiles les unes que les autres ! Quand on est très jeune, les romans sont utiles : il faut bien rêver la vie avant de la vivre. Mais après ? La vie est un roman suffisant, non ? Il y a bien longtemps, même, que je ne relis plus Proust ou Flaubert. Les poètes, oui. Les journaux intimes, les mémoires, les correspondances, oui aussi, parfois. Mais les romans, non. Je parcours tout juste ceux que je reçois : il est bien rare que j'aille au-delà de quelques pages. Le plus souvent j'ai l'impression que ces romans ne se justifient que par l'envie très forte qu'avait l'auteur de publier un livre… Grand bien lui fasse, mais que m'importe ! S'il a quelque chose d'important à dire, que ne le dit-il tout de suite ! Pourquoi tous ces détours, tous ces déguisements ? Très vite, je renonce. La vie est trop brève, la campagne trop belle, le travail trop prenant, les enfants trop présents… J'ai toujours autre chose à faire. Un roman, ce n'est jamais qu'un divertissement, dirait Pascal, et j'en connais de tellement plus agréables !

Tiens, Judith, tu vois, me voilà déjà à Pascal, et à l'autre face de ta question, la face cachée, comme tu disais, la souffrance… Oui, j'aime les hommes pour leurs blessures, leur fragilité, leur part de nuit ou de désespoir. « Mon bel amour, ma déchirure… » Cela vaut aussi pour les artistes, me semble-t-il, même les plus lumineux, même les plus joyeux, les plus légers, les plus aériens… Quoi de plus bouleversant, chez Mozart, que cette fragilité, que cette fêlure, que cette grâce radieuse et désespérée ? Et cela vaut aussi pour mes amis : j'aime qu'ils me disent où ils ont mal, plutôt que de se cacher, comme presque tous, derrière une satisfaction de commande. Ce que les gens disent, le plus souvent, ne sert qu'à les protéger : rationalisations, justifications, dénégations… A quoi bon ? Le silence vaudrait mieux. La parole ne m'intéresse que quand elle est le contraire d'une protection : un risque, une ouverture, un aveu, une confidence… J'aime qu'on parle comme on se déshabille, non pas pour se montrer, comme croient les exhibitionnistes, mais pour cesser de se cacher… Je sais bien que cela n'est pas possible avec n'importe qui, mais les amis, justement, sont ceux avec qui c'est possible, avec qui c'est nécessaire !

Quant aux philosophes… Beaucoup se protègent aussi, beaucoup n'ont inventé leur philosophie que pour cela. Je disais, à propos des bavardages ordinaires : ce ne sont que rationalisations, justifications, dénégations… Combien c'est vrai aussi de la plupart de ces bavardages sophistiqués qu'on appelle philosophies ! Je vais te faire un aveu, Judith : les philosophes non plus (sauf pour préparer mes cours), je ne les lis plus guère ! A quoi bon inventer un système ? Ce n'est qu'un roman, un peu plus ennuyeux… La philosophie n'a aucune importance. Elle ne sert qu'autant qu'elle rapproche de la vie ou de la vérité, et il est vrai qu'elle en rapproche parfois, par quelques illusions qu'elle dissipe. Mais elle en rapproche d'autant plus qu'elle va droit à sa blessure, plutôt, comme presque toujours, que de tourner autour ou d'essayer de la dissimuler. J'aime les philosophes qui pensent au plus près de leur souffrance : Lucrèce, Montaigne, Pascal… Et Spinoza, quand on sait le lire. C'est son commencement explicite : « L'expérience m'avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles… » Et cette « tristesse extrême », comme il dit aussi, qui vient « après la jouissance » ou quand nous sommes « trompés dans notre espoir » ! Ceux-là ont cessé de faire semblant. Encore Spinoza reste-t-il la dupe de ses démonstrations, comme Lucrèce d'ailleurs de celles d'Epicure. Montaigne et Pascal sont plus lucides, et c'est eux que je relis le plus volontiers. Sincèrement, Judith, tu connais un roman qui tienne le coup, à côté des Pensées ou des Essais ?

Judith BROUSTE
Réponds d'abord à ma question : qu'est-ce qui t'a fait naître à la philosophie ?



REPONSE D'ANDRÉ ET SUITE DU DIALOGUE VENDREDI PROCHAIN