Aucun chroniqueur ne note que ce qui est étrange et hors du commun. Un journal de six pages, qui voudrait laisser aux historiens de l'avenir un tableau exact de la vie humaine, pendant une journée, devrait répéter le long de ses colonnes : « On a travaillé, on a bu, on a mangé, on a dormi ; chacun a pensé à ses affaires et à ses amours ; il y a eu des naissances, des morts, des maladies, des folies comme tous les ans en cette saison. Tout va bien. »

Dans cette description, en gardant à chaque chose la place qui lui revient, ce journal n'aurait sans doute pas une ligne en tout pour les crimes, les extravagances et les paniques. Car l'humanité est merveilleusement sage, et peut-être l'a-t-elle toujours été ; mais l'historien, nécessairement, la voit folle, ou stupide, ou sanguinaire.

Représentez-vous donc cette Grande Peur, telle que l'historien la décrira : les journaux ne parlent plus d'autre chose. Chaque jour des hommes et des femmes se tuent, par crainte de mourir. Ici l'on s'assemble pour prier ; là au contraire on veut mourir dans les plaisirs de l'ivresse. Votre historien raisonnera là-dessus. Il dira que les lumières de la science étaient encore bien loin d'avoir pénétré jusque chez les pauvres gens, ce qui n'est que trop vrai ; mais il le prouvera en disant que la plupart avaient très peur, ce qui n'est pas vrai. Personne, ou à peu près, n'a peur. Je voudrais laisser ici un document à l'histoire ; il est vraisemblable que j'ai dormi pendant cette fatale nuit, absolument comme à l'ordinaire ; et tous ceux que je connais pourraient en dire autant. Il en est de cette comète comme de ces catastrophes qui se passent à deux mille lieues de nous et nous sont contées en trois lignes. On dit bien : « Quelle horrible chose ! « Mais on n'en est pas remué du tout.

Aussi quand je lis des récits sur la terreur de l'an mil, je me demande ce qu'il y a de vrai là-dedans. Je me demande s'il y avait en ce temps-là un fou de plus sur la terre, que nous n'en voyons bon an mal an. Le vraisemblable, c'est qu'on parlait de la fin du monde comme on en parle maintenant. Ceux qui étaient gais en riaient ; ceux qui étaient triste en pleuraient. Personne peut-être, en tout cela, ne croyait à autre chose qu'à sa propre joie et à sa propre peine. »

20 mai 1910

ALAIN, Propos d'un normand (1906-1914), Gallimard

Brève exégèse perso :

Le fameux soir – le 6 mai dernier -, une fois écoutés les deux discours, j'ai éteint sagement ma radio. Résolument et gaiment j'ai tourné le bouton, abandonnant les blablas et le Barnum des Champs-Elysées. Ainsi ai-je immédiatement commencé ma cure de désintoxication médiatique, non sur mon yacht privé, mais dans mon lit douillet, regrettant simplement que mon compagnon s'obstine à se faire souffrir jusque tard devant la petite lucarne qui étalait complaisamment les flonflons d'une victoire (ou d'une défaite) annoncée. S'il avait abandonné son Grand Magic Circus, s'il avait résisté au voluptueux supplice de son sadomasochisme, nous aurions pu baiser gentiment ! Ce ne sera que partie remise. N'empêche, j'étais prêt et volontaire. Passons.
Bref, comme mon philosophe normand préféré lors de la nuit fatale en 1910 où la maudite comète devait pulvériser notre planète, j'ai bien dormi durant notre fatale nuit de deuxième tour… comme des millions d'autres Français. N'exagère-t-on pas ses passions ou ses terreurs ?
Je vous donne un conseil d'ami, mon talisman de poche : chaque fois que je suis au cœur d'une tourmente (angoisse ou passion), chaque fois que le Temps s'étire désespérément dans l'ennui visqueux ou s'emballe dans un bonheur excessif, donc fragile, je me répète à voix basse l'antique incantation, ce fameux mot des Grecs : PANTA REI ! Traduction : tout s'écoule. Oui, tout passe, tout lasse, tout casse, tout trépasse… et en attendant je vis et cela seul suffit. Un seul jour à la fois… juste aujourd'hui…et cette actualité me suffit.
La Grande Peur de 1910 s'est effacée, la comète Sarko fera pschitt… et je continuerai de vivre dans ma rébellion sereine et dans mon intériorité préservée, selon les heures, selon mes humeurs, comme des millions de petits Français très sages, (même si je continue de les juger majoritairement très cons et très naïfs, avec leurs heures sup et leurs rêves de proprios, plus naïfs que cons d'ailleurs mais tellement attendrissants, sauf les (nouveaux) riches que je méprise impitoyablement, bref tous « ceux qui étaient gais en riaient ; ceux qui étaient tristes en pleuraient. Personne peut-être, en tout cela, ne croyait à autre chose qu'à sa propre joie et à sa propre peine. »

Croire en soi et douter de tout, de tous, sauf de soi-même… puisque PANTA REI et que meurent les comètes !