LE SPHINX – Mais, dites, il me semble que, tout à l'heure, en me voyant surgir de l'ombre, vous paraissiez mal sur vos gardes, pour un homme qui souhaite se mesurer avec l'ennemi.

ŒDIPE – C'est juste ! Je rêvais de gloire, et la bête m'eût pris en défaut. Demain, à Thèbes, je m'équipe, et la chasse commence.

LE SPHINX – Vous aimez la gloire ?

ŒDIPE – Je ne sais pas si j'aime la gloire ; j'aime les foules qui piétinent, les trompettes, les oriflammes qui claquent, les palmes qu'on agite, le soleil, l'or, la pourpre, le bonheur, la chance, vivre enfin !

LE SPHINX – Vous appelez cela vivre !

ŒDIPE – Et vous ?

LE SPHINX – Moi non, j'avoue avoir une idée toute différente de la vie.

ŒDIPE – Laquelle ?

LE SPHINX – Aimer. Etre aimé de qui on aime.

ŒDIPE – J'aimerai mon peuple, il m'aimera.

LE SPHINX – La place publique n'est pas un foyer.

ŒDIPE – La place publique n'empêche rien. A Thèbes, le peuple cherche un homme. Si je tue le Sphinx, je serai cet homme. La reine Jocaste est veuve, je l'épouserai…

LE SPHINX – Une femme qui pourrait être votre mère !

ŒDIPE – L'essentiel est qu'elle ne le soit pas.

LE SPHINX – Croyez-vous qu'une reine et qu'un peuple se livrent au premier venu ?

ŒDIPE – Le vainqueur du Sphinx serait-il le premier venu ? Je connais la réponse. La reine lui est promise. Ne riez pas, soyez bonne… Il faut que vous m'écourtiez. Il faut que je vous prouve que mon rêve n'est pas un simple rêve.


Jean Cocteau, La machine infernale, acte II, Editions Bernard Grasset