« Les autres se consolent avec des honneurs, des conversations politiques ou de la littérature. Ou encore ils se consolent, les imbéciles, avec le plaisir d'être connus ou de commander ou de faire honorablement sauter leurs petits-enfants sur leurs genoux. Moi, dit celui qui fut jeune, je ne veux pas être sage, je veux ma jeunesse, je veux un miracle, je veux les fruits et les fleurs de l'aimée, je veux n'être jamais fatigué, je réclame les hymnes noirs qui couronnaient ma tête. Il a du culot le vieillard. Allons, qu'on lui prépare un cercueil bien neuf et qu'on l'y fourre !...
…Ton souffle de jasmin, ô ma jeunesse, est plus violent qu'au temps de ma jeunesse, dit celui qui fut jeune. Tu ne reviendras plus, ma jeunesse, ma jeunesse qui était hier, et j'ai mal au dos, c'est peut-être un signe de la fin, ce mal au dos. J'ai mal au dos et de la fièvre et mes genoux sont las, et il faudra appeler un médecin. Mais j'aime mieux finir mon travail, dit celui qui fut jeune. Hâte-toi, dit-il, hâte-toi, fol et doux ouvrier, sérieux moissonneur du malheur, hâte-toi, ces sensibles oiseaux vont bientôt se taire, hâte-toi, surmonte ta fatigue car la nuit descend, rentre quelques gerbes. Courage, dit-il d'une voix faible comme la voix de sa mère. Et vous, les hommes, adieu, dit-il. Adieu, brillante nature, bientôt je vais rentrer dans le terrier éternel, adieu. Tout compte fait, ce ne fut pas drôle, ici, en bas.
Seul sur ma banquise, dit celui qui fut jeune, ma banquise qui me conduit on sait où dans la nuit, tout perclus et déjà agonisant, je bénis d'un geste affaibli, je bénis les jeunes qui ce soir s'enivrent d'aveux sous les étoiles aux infinies musiques susurrées. Seul sur ma banquise, mais j'entends toujours les chants du printemps. Je suis seul et vieillard sur une banquise, et c'est la nuit. Ainsi dit un qui fut jeune.
Adieu, rive de jeunesse qu'un homme vieillissant regarde, rive interdite où les libellules sont un petit regard de Dieu. O toi, dit-il, toi qui fus belle et noble et aussi folle qu'Ariane, toi dont je ne dis pas le nom, nous vécûmes sur cette rive et nous y fûmes frère et sœur, ma bien-aimée, toi la plus douce et la plus rétive, la plus noble et la plus élancée, la vive, la tournoyante, l'ensoleillée, toi la haute, l'insolente, la géniale, l'esclave, et j'aurais voulu avoir toutes les voix du vent pour dire à toutes les forêts que j'aimais et j'aimais celle que j'aimais. Ainsi dit un qui fut jeune.Il y a du silence au cimetière où dorment les anciens amants et leurs amantes. Ils sont bien sages maintenant, les pauvres,. Finies, les attentes des lettres, finies les nuits exaltées, finis les battements moites des jeunes corps. Au grand dortoir, tout ça. Tous allongés, ces régiments de silencieux rigolards osseux qui furent de vifs amants. Tristes et seuls au cimetière, les amants et leurs belles. Les râles émerveillés de l'amante stupéfaite de jouissance, soudain ondulante, ses yeux levés de sainte, ses yeux clos savourant le plaisir, les nobles seins qu'elle te donna, dans de la terre, tout ça ! A vos terreuses niches, les amants.
Au cimetière de minuit, sortis de leurs niches, dansent anguleusement, sagement dansent de muets messieurs secs, camus à la bouche rigolarde mais aux maxillaires et aux grands orbites impassibles. Sans nez, ils se trémoussent, au ralenti mais infatigablement, tarses et métatarses s'entrechoquant et claquant avec des bruits de dentiers scandant la musique de ce pipeau champêtre qu'un tout petit trépassé, à toque jaune empanachée, et juché sur d'endiamantés souliers de bal, tient contre le gouffre de son ancienne bouche.
Aux sons de la Valse des Patineurs dansent, ces messieurs dames et parfois sautent, maxillaire contre maxillaire, trou contre trou, dents contre dents, amoureusement, les secs, phalanges de l'un posées sur les clavicules de l'autre, rigolent tous silencieusement à la musique soudaine de Ce n'est qu'un au revoir, et l'un d'eux, coiffé d'un képi d'officier, serre de son humérus les vingt-quatre côtes de sa petite bien-aimée qu'il colle contre son sternum tandis que rit un hibou dramatique et qu'une dame squelette, qui fut Diane la vive, la tournoyante, l'ensoleillée, la plus douce et la plus rétive, l'insolente et l'esclave à ses moments de tendres gémissements, Diane, cette dame maintenant toute en os, couronnée de roses, la pauvre, essaye de sèches cliquetantes grâces derrière un buisson. »

Albert COHEN, Belle du Seigneur, Gallimard, 1981, fin de la 3ème partie, pp. 415-416