LETTRE 26ème

Visiter la Grèce, pour un occidental, c'est comme pour un musulman faire un pèlerinage à la Mecque. Mon art allait à nouveau me permettre d'entreprendre ce voyage, une première fois pour le festival d'Athènes où je connus cette intense émotion de jouer dans les sublimes ruines du Théâtre Dionysos, une seconde fois pour le festival du Pyrrhée, une dernière fois enfin pour un Son et Lumière à Délos, l'île du Mystère.
Lors de chacune de ces tournées, je prolongeais mon séjour pour parcourir ce fabuleux pays. J'y ai connu tous les régimes, de la royauté à la république, en passant par le régime des colonels. Je fus un peu déçu par Athènes, ville polluée, étouffante l'été et peuplée de petits bourgeois au physique lourd, vaniteux, discutailleurs et chauvins. J'y ai en vain cherché un kouros de Praxitèle ou une Galatée de Pygmalion ! Pour leur défense, je dirai qu'il est bien difficile pour les habitants d'être les descendants de ces dieux et de ces héros sublimés et immortalisés dans notre mémoire collective. Quel gâchis de voir les ruines sacrées de la capitale défigurées par un mercantilisme sans aménité et le pittoresque Plakka transformé en repaire de drogués ! Il fallait attendre le crépuscule rose pour admirer enfin le vaisseau Acropole rompant ses amarres pour s'envoler dans un ciel sans nuages tandis que, sous l'ombre d'une treille, je pouvais me rafraîchir d'un petit résiné revigorant. En revanche, dès que le voyageur s'éloignait des grandes villes, tout était métamorphosé et un Thierry Maulnier par exemple pouvait jadis écrire – avec quel talent ! – sur la gentillesse et la générosité des bergers d'Arcadie ou des paysans du Péloponnèse. En ces lieux reculés, on pouvait même avoir la chance de rencontrer Apollon en personne. Tu ris, chère amie ? Tu as tort ! Je l'ai rencontré moi-même une nuit à Delphes. Laisse-moi te conter cet improbable rendez-vous.
Assise sur son trépied, la Pythie n'avait pas à faire de grands efforts d'imagination pour envoûter son auditoire et ses prophéties pouvaient rester aussi fumeuses que les vapeurs d'encens qui l'entouraient. En effet, les pèlerins étaient déjà dans un état second, tombés en extase dès leur arrivée par la mer devant un si grandiose panorama. Ils en étaient et en sont toujours estomaqués. La légende assure que, par deux fois, le feu céleste se manifesta pour mettre en déroute des envahisseurs mal intentionnés. Personnellement, j'y crois car c'est un des rares lieux où « souffle l'Esprit ». J'ai d'ailleurs été témoin d'un autre prodige le jour où je visitais le sanctuaire : les touristes, écrasés par tant de beauté (peut-être par la chaleur) faisaient pour une fois silence comme dans une église durant l'office. Quant à moi, je fus ce jour-là à tel point bouleversé que je décidai de remonter la « colline inspirée »… seul.
Sur le sentier parfumé, personne. Pour unique compagnon, le silence. Près du temple, en guise de chœur antique, le chant de la mer ronronnant au loin sur sa lyre d'écume où la lune semait de multiples éclats diamantins. Tu sais, chérie, que chez les comédiens, le théâtre reprend toujours ses droits. Plus qu'un métier, c'est un instinct, un élan profond. Je ne pus donc résister à l'excitation soudaine de déclamer quelques vers de la Cassandre de Sophocle que je connaissais bien pour les avoir inclus dans mon Histoire du théâtre :


Ah ! Dieu ! APOLLON ! APOLLON !
O Apollon ! Dieu de ma course, Apollon conducteur !
Apollon trop bien nommé pour moi,
Tu vas me perdre encore une fois !

L'endroit avait été fort bien choisi pour ces incantations : l'écho amplifiait ma voix qui résonnait dans toute la montagne. L'Olympe même dut l'entendre car, là, brusquement, devant moi apparaît… Apollon ! Oui, oui, c'était bien lui, ce jeune athlète au corps vénusien, à la peau cuivrée, aux grands yeux noirs sous les boucles de ses cheveux d'or, bref, une apparition de rêve ! L'éphèbe se tenait solidement campé sur ses jambes, torse nu, en short, un bâton à la main. Il me regardait d'un air à la fois étonné et farouche. Je ne savais comment expliquer ma présence insolite car il ne comprenait ni le français ni l'anglais.
- Moi, touriste… acteur… comédien… actor !
Et je me mis tout en gesticulant à hurler quelques vers de Racine, avec une emphase exagérée, tel un tragédien du siècle dernier. Il comprit, jeta son bâton et me serra la main avec une belle vigueur tout en éclatant de rire. Fort heureusement, il baragouinait un peu l'italien et c'est ainsi que je compris à mon tour qu'il était le gardien du temple durant la nuit. Mes cris l'avaient alarmé. Croyant que j'étais en danger, il était aussitôt accouru. En fait, c'était un étudiant en culture physique et durant l'été il se faisait ainsi un peu d'argent de poche que lui octroyait la municipalité. Pour me prouver sa force, il empoigna à nouveau ma main et me fit tâter son biceps. Sa peau était si veloutée que je prolongeai ma caresse. Il devina mon trouble, eut un sourire complice et m'entraîna vers sa « chambre », en fait un simple matelas au pied d'un figuier, avec juste deux caisses en guise de sièges et une grande gargoulette qui me rappela ma chère Tunisie. Il m'offrit aussitôt un verre d'eau très fraîche… puis il tenta de me serrer dans ses bras. Je l'arrêtai avec douceur car j'avais une bien meilleure idée.
A mon tour, le prenant par la main, je l'entraînai vers le temple d'Apollon… et c'est là que nous fîmes l'amour divinement. Malgré une légère brise qui s'était levée, mon amoureux restait brûlant et mes mains avides ne se lassaient pas de sculpter ce corps de jeune dieu qui m'avait visité : j'étais devenu la vestale de ce feu de chair, une bacchante entièrement soumise à son Orphée, car il me faisait également penser à l'éphèbe à la lyre, celui-là même qui chantait :


Consume ton corps par le feu de ta pensée, détache-toi de la matière comme la flamme du bois qu'elle dévore !

Mais moi, je ne voulais pas détacher ma pensée de cette chair torride que je tenais entre mes doigts, parfaitement conscient que, cette nuit-là, seul sur la montagne sacrée, j'avais été touché par la grâce d'un dieu. Le temps passait… j'aurais voulu continuer de gémir entre ses bras puissants. Mais il fallait bien rentrer à l'hôtel, réalité ô combien prosaïque après le temple de l'Amour ! Je quittai mon jeune pâtre avec tristesse. Inutile de donner un rendez-vous à cet ami impromptu : je quittais Delphes le lendemain. Je pris alors les seules valeurs que j'avais sur moi et les lui offris : un paquet de cigarettes et une petite chaîne en argent. Le jeune homme hésita, caressa la chaîne, l'accrocha à son cou puis, après un sourire et un gracieux baiser de sa main, il disparut dans les ombres mauves. C'était l'aurore. Encore tout étourdi, je compris sur le chemin du retour que je venais de vivre un rêve, l'incarnation d'un rêve sublime qui jamais plus ne reviendrait.

Denis DANIEL, Mon théâtre à corps perdu, alna atlantique, 2006