Je viens de prendre une décision capitale que je reportais en fait depuis plusieurs années. Je m'en sens soulagé et fier. Les papiers sont signés, mon testament olographe homologué, ma carte dûment estampillée, tout est désormais en règle : à mon décès, je ferai don de mon corps à l'Ecole de Chirurgie de Paris. Enfin, façon de parler puisqu'il n'y aura plus de « je » ! Mais des dispositions auront été prises « de mon vivant » et les choses suivront leur cours. Après les travaux anatomiques, ma carcasse inanimée sera incinérée et ses cendres dispersées au cimetière parisien de Thiais. Requiescat in pace ! Ainsi, à défaut d'une existence bien utile au genre humain, mes restes (c'est le cas de le dire !) aideront sans doute des chirurgiens à se former ou à se perfectionner. A cela s'ajoute l'idée de baiser les Pompes Funèbres et de soulager ma famille de frais d'obsèques aussi dispendieux que vains. Et puis cette image réconfortante : imaginer dès aujourd'hui une poignée de carabins se divertissant - pour se déstresser de leur ennui professionnel ou de leurs angoisses existentielles - à faire tournebouler sur le marbre l'un de mes globes oculaires telle une toupie sanguinolente, avec quelques beaux restes de reflets d'émeraude dans l'iris, quelle pensée poétique aussi stimulante que réconfortante ! Piquante facétie doublée d'une noble mission post mortem : « Prenez, découpez, sectionnez, tronçonnez… ceci est mon corps livré pour vous. » Je ne connais pas sacerdoce plus noblement accompli ni fin de vie plus astucieusement maîtrisée. Demeure cette question : je suis mon corps, c'est entendu, mais qu'est-ce que le corps ? Cet instrument à la fois génial et dérisoire, infiniment résistant et vulnérable, terriblement performant et dont le dysfonctionnement est programmé de toute éternité… Merveilleuse machine qui permet… qui, quelque part sur cette petite planète appelée « terre », à la charnière du XXe et du XXIe siècle, a permis à un homoncule lambda appelé « moi » de rêver, de rire, de pleurer, jouir, se nourrir, se divertir, savourer la musique, défricher l'écriture, communiquer, niquer tout court, penser l'utopie, rêver l'impossible, aimer et être aimé à corps perdu et éperdu… oui, quelle magnifique mécanique que ce robot humanisé qui fut mon lot de délectation et de consolation ! C'est bien pour ça que, une fois disloqués ou usés jusqu'à la corde, m'est odieuse la simple idée d'enfermer ces débris géniaux dans une boîte bientôt rongée de vers, après une ultime parade bouffonne ponctuée de promesses de calamiteuse Résurrection ! Un escamotage, au demeurant utile à la collectivité, me semble préférable. Pas vu pas pris, ni vu ni connu, passez muscades ! Dépouille néantisée, cendres éparpillées, souvenir de moi qui se délitera forcément, inexorablement, providentiellement… du Michel regretté jusqu'au quidam enseveli dans l'oubli… quid en 2090 ?! Disons plutôt 2040 pour n'être point trop vaniteux. Les petites machines se seront alors peut-être perfectionnées ou auront plus vraisemblablement été anéanties toutes dans le grand Chaos Final ? Explosées… disséminées dans l'espace intersidéral… néantisées avec des millions et des millions d'urnes, de sépulcres, de mausolées, de cimetières, de cités, de nations, de continents… et de livres « incontournables », inoubliables et éternellement démodés !

Ecrit à Garches, dans la Ferme des quatre vents silencieuse, ce dimanche 5 novembre 2006 à cinq heures du matin alors que la pleine lune blafarde me fait de l'œil derrière les carreaux et qu'O. ronfle à côté dans une béate inconscience.