Quelle merveilleuse fin d'après-midi ! La fenêtre est ouverte, les rideaux tirés, des enfants jouent sur la pelouse… l'été indien ! L'air est si doux, la lumière si veloutée. Mais au pied des grands arbres, déjà squelettiques et noirs, des brassées de feuilles rousses et, juste devant ma fenêtre, ces roses d'or qui pâlissent et se fripent. Mi-octobre déjà… Une telle douceur… pourquoi faut-il qu'au fond de cette sérénité automnale se déploie en moi une nappe de tristesse ? Des lambeaux de poème (jadis ânonnés à l'école) me remontent soudain à l'âme : « feuillages jaunissants sur les gazons épars… le deuil de la nature convient à ma douleur et plaît à mes regards… » De qui sont ces vers ? Tirés de quel poème ? Pourquoi ces mots sont-ils restés gravés en moi comme un nodule sous la peau ? Ils irritent et chatouillent, appellent un effleurement, des réminiscences, une absence... D'autres mots à présent… Baudelaire, ses suavités vénéneuses, ses caresses musicales. Je les transcrits ici. Ami(e) internaute, prends le temps, devant ton écran, de les lire à mi-voix, avec moi, doucement, tendrement,... en faisant pénétrer en ton âme chaque mot, chaque rime.
Ne sens-tu pas ton cœur s'embuer… et n'est-ce pas délicieux ? Non, la Beauté ne sauvera pas le monde, mais elle nous relie tendrement ce soir et nous berce un moment.
Voici venir les temps où vibrant sur sa tigeChaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;Valse mélancolique et langoureux vertige.

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;Valse mélancolique et langoureux vertige !Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige,Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir,Du passé lumineux recueille tout vestige !Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige…Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !


Charles Baudelaire, Les fleurs du mal XLVII Les Editions G. Crès & Cie (1925)