Quel rapport peut-il bien y avoir entre une urne en terre typiquement juive et le massacre des Gazaouis par Tsahal ? Et aussi l’œuvre mort-née d’un auteur loser ? Sans doute aucune et c’est tant mieux, tant est essentielle la loi de la proportion et de la décence.

Il n’empêche, l’auteur de ces lignes se souvient. En 2004, un comédien du théâtre de La Huchette l’avait appelé pour lui dire son enthousiasme à adapter au théâtre son premier roman, tant Le Messager l’avait concerné et bouleversé, l’histoire de ce vieil homme malade prenant à son service un étudiant pétulant. Affaire conclue entre le comédien et le romancier : quelques mois plus tard Raphaël ou le dernier été vit le jour. Plusieurs lectures parisiennes suivirent puis plus rien.

Le plus grave pour l’auteur, ce fut la censure de la scène qu’il avait le plus travaillée, où il avait mis le meilleur, peut-être le pire de lui-même, la fameuse scène 11. Le comédien refusa de la retravailler, de la lire en public pour cause d’antisémitisme. Horrifié, le premier éditeur de la pièce (Alna) l’expurgea du livre. Quant à l’auteur, il ne comprenait pas, en était secrètement ulcéré et révolté, tant son texte lui semblait aller à l’encontre d’un tel ostracisme. Déjà le prêt à penser et le politiquement correct, se disait-il. Au Moyen-Orient commençait l’opération Pluie d’été.

Au début de la scène 11, le vieux Julius explique au jeunot la signification du chaïm posé sur le guéridon du salon. L’homme s’enflamme, le ton monte, l’incompréhension s’installe, éternel duo-duel entre les générations :

(…)

RAPHAËL — En fait, Monsieur Julius, je voulais vous poser une question.

JULIUS — Encore ! Toujours ta curiosité à l’affût !

RAPHAËL — Vous m’avez beaucoup parlé de votre sculpteur, de son histoire, des camps de la mort… Est-ce que vous êtes… est-ce que vous êtes juif, Monsieur Julius ?

JULIUS — Moi ? Juif ? Quelle drôle d’idée ! Jamais ! Surtout pas. Ni catholique, ni taliban, pas même hérétique. Rien. Je suis moi. Un point c’est tout.

RAPHAËL — Excusez-moi, je voulais pas vous fâcher… mais on dirait, à voir votre réaction, que c’est une insulte ?

JULIUS — Une insulte! D’être juif! Mais qu’est-ce que tu vas chercher là ? Et pourquoi je n’aimerais pas les Juifs? Je n’ai rien contre. Ni pour ni contre. Et précisément, Monsieur le Soupçonneux, cette neutralité est plutôt de bon augure, non ?

RAPHAËL — Je comprends pas.

JULIUS — Vois-tu, Raph, ce qui m’exaspère, c’est l’ostentation. Les signes extérieurs, tous les signes extérieurs. De richesse, de misère… et surtout de religion. Dans ce domaine, ils en connaissent un rayon, je parle surtout des juifs orthodoxes. Mais je pourrais te dire la même chose des popes barbus ou du pape avec ses oripeaux dorés. Ou encore des muezzins geignards qui islamisent l’espace cinq fois par jour ! En fait, ce ne sont pas leurs rites, le Talmud, le folklore, qui me gênent. C’est leur prétention… leur élection… cette croyance, cette certitude d’avoir été mis à part, d’avoir un Destin. RAPHAËL — Mais ils ont souffert…

JULIUS — Des millions d’êtres ont souffert ! Dans le monde entier et aussi à Sabra et Chatila, à Ramallah, à Gaza, j’en passe et des pires ! Des millions souffrent et souffriront. Des femmes, des gosses, des vieillards, des jeunes de ton âge… Encore et toujours. Mais ils n’en rajoutent pas. Ils meurent. Point. L’homme est un loup pour l’homme, c’est entendu. Lupissimus ! Pas de quoi en faire une pièce montée. Ni même une pièce tout court ! Ni messianisme ni Histoire Sainte. Quel orgueil ! Même sous leur humiliation, il y a toujours cet orgueil qui sourd…

RAPHAËL, scandalisé — Mais vous êtes raciste, Monsieur Julius !

JULIUS — Moi, raciste ! Tu ne comprends rien, Raph, tais-toi, tais-toi ! (Julius sort de ses gonds, menace Raphaël de sa canne.) C’est toi qui assènes des insultes, pire, des insinuations, et tu me sors des clichés ! Raciste, moi ? Et homophobe, pendant que tu y es ! Et misogyne ! Et anti-yankee! (Julius se ravise soudain.) Écoute, mon meilleur ami — le seul qui me reste aujourd’hui et qui va bientôt m’aider — est juif. C’est aussi mon toubib. Un très bon toubib. Il est juif mais il n’en fait pas une affaire d’État, il ne revendique rien. Ni son père ni sa mère ni la Thora ni la Shoah, ni les pogroms, ni les camps, pas même un lopin de terre que Dieu lui aurait donné en exclusivité, pas même son précieux prépuce, rien, rien de rien ! Il ne tombe dans aucun des deux travers qui me révulsent : victimisation et sionisme. Il a sans aucun doute sa propre opinion, sa propre mémoire, mais avant tout il est Robert, un point c’est tout. Eh bien, voilà les Juifs que j’aime.

(…)

Sacré Julius qui ne mâche pas ses mots ! Pour la petite histoire, la pièce Raphaël ou le dernier été (expurgée de la scène 11) ne fut jouée qu’une fois à Marseille. L’avant-veille de la seconde représentation, le jeune acteur amateur, surdoué et beau comme un astre, mais soucieux de son pedigree hétéronormé, préféra jeter l’éponge. Quelques mois plus tard, le comédien de La Huchette, trop malade pour avoir pu créer le rôle, n’eut plus la force de jouer en live l’ultime scène convoitée, lorsque le personnage choisit la liberté de prendre un raccourci en écoutant “Im Abendrot”. Le comédien mourut dans un grand hôpital parisien, seul et amer. Quant à l’auteur, il finit par quitter Paris comme on claque une porte. Et, succédant aux jets de pierre, l’opération Pilier de la Défense répondit aux tirs de roquettes… en 2012 jusqu’au barbare 7 octobre 2023 et l’engrenage qui s’ensuivit et aujourd’hui s’enlise si absurde, si cruel.

Ainsi, vingt années ont passé depuis la 1ère lecture de Raphaël ou le dernier été. Depuis, tant d’espoirs de création avortés… Là-bas, tant de haine encore et toujours. Mais les mots, même non encore lus ni prononcés, ont la vie dure. Ils ont le pouvoir de faire de la résistance, peut-être de transformer, dans un siècle ou deux, « Talion » en « Pardon », qui sait ? Julius – non pas antisémite mais lucide – croyait en tout cas en cette alchimie-là quand il caressait avec mélancolie l’urne de terre du trop oublié Georges Jeankelowitsch dit Jeanclos. Sans parvenir à convaincre la jeune génération amnésique et insouciante.

Devenu vieux à son tour, ayant investi à fond son personnage, l’auteur a toujours foi en la prophétie du Chaïm.

JULIUS — Regarde, Raph, regarde ! Ces lettres gravées sur l’urne. C’est le prénom du père. Georges Jeanclos enferme son père et beaucoup de lui-même dans les œuvres qu’il façonne. « Façonnait », puisqu’il est mort, hélas… (Songeur) Sa cellule familiale a été massacrée et fossilisée, elle peut germer à nouveau. Comme la carapace d’une graine qui éclate… ça pousse à l’intérieur, avec le coude, le pied, la nuque, un doigt… Incroyable ! Vois, ce dormeur, on jurerait qu’il va s’éveiller et émerger de la terre !

Extrait de Raphaël ou le dernier été, L’Harmattan, “Amours(s)”, 2010.