LES LARMES DE VINCENT

À Vincent Lambert, martyr de l'acharnement à (faire) survivre

« Pitié, maman ! tu m'aimes trop, tu m'aimes mal, tu me fais mal, de plus en plus mal, pitié ! Depuis 10 ans, tu m'as pris en otage. Ton merveilleux amour m’a pris en otage. Depuis 10 ans, tu me stimules, tu me harcèles, tu me persécutes, par amour. Ou par pitié, je ne sais pas... je ne sais plus. Mais tu te trompes, je t’assure. C'est toi, c'est ta folie que tu cultives. C'est ton propre orgueil que tu maintiens branché coûte que coûte en te servant de moi, en instrumentalisant l’affreux légume défraîchi que je suis devenu grâce à toi.

Dix ans ! Maman, je t'en supplie, regarde-moi... regarde-toi. Ouvre les yeux à la fin, laisse parler ton cœur, arrête d’embobiner papa, arrête de l’embrigader, abandonne tes combats sectaires, arrête de te servir de moi et de me tuer à petit feu au nom d'un Amour désincarné. Maman, oui, tu me vois parfois pleurer et tu jubiles, tu cries victoire... ton Vincent pleure et tu triomphes, tu pavoises : CQFD. Pauvre maman, si tu savais... je pleure, oui, mais c'est parce que je suis ligoté, que je ne peux rien faire d’autre, et que ton amour victorieux et tout-puissant m’étouffe, me réduit à néant, me pousse au désespoir. Car, trop remplie de toi, en fait, tu ne me vois plus... tu ne me comprends pas... est-ce que tu m’as un seul jour compris depuis l’accident ? Un seul jour soulagé ? Quand tu me donnes la becquée, en poussant dans ma bouche — en même temps que l’horrible soupe — tes mots dégoulinants de douceur maternelle... non, non, tu me dégoûtes à la fin !... la vie me dégoûte... et toi, tu ne m'aimes pas vraiment... tu continues envers et contre tous à te servir de moi. Mais je ne suis plus ton bébé ! Je n’ai plus faim, voilà tout. J’ai grandi, j’ai forci, j’ai épousé ma chère Rachel que tu empêches d’être enfin veuve ! Comment ne comprends-tu pas que tout ça, c’est trop à la fin, trop long, trop fou, trop violent pour moi... Comment ne peux-tu pas admettre que c’était ma vie d’avant, mais que ma vie est finie depuis 10 ans et que j’ai besoin de me reposer. Après 10 ans, je l’ai bien mérité, non ? Mais toi, tu continues comme si de rien n’était, ton amour continue de me gaver : « Mange, mon Vincent, il faut prendre des forces... Une cuillère pour papa, une cuillère pour maman... »

Alors, je mange quand ton amour me fait vomir. Et quand je ne mange pas, quand je parviens parfois à ne pas m’étouffer, c’est rare ! alors, oui, je pleure. Ce n’est pas que je veuille, non, surtout pas, mais ça se commande tout seul en moi, un déclic, un truc que je ne commande pas. Un sale réflexe qui trompe son monde... qui me dessert au lieu de venir à mon secours... ces maudites larmes de gonzesse qui me trahissent en te donnant, à toi ma mère, la Reine du forcing et de la charité, de nouvelles armes contre ta chère épave qui, après tout, n’est pas une bûche puisqu’elle pleure ! CQFD. Merveilleuses larmes de reconnaissance filiale et d’attachement à la vie ! Mais, ma petite maman, si tu savais... si tu m’aimais vraiment... si tu te connaissais vraiment... si tu savais déchiffrer mon chagrin muet qui n’en est pas un... si, une bonne fois pour toutes, tu voulais enfin obtempérer à ma révolte en sabotant ton sale amour de « Mère courage »... oh ! ma pauvre petite maman à qui je ne peux qu’offrir, à mon corps défendant, ces larmes de pacotille... des larmes en toc... le simple réflexe humide d’un môme captif et reclus... comme autrefois dans le cabanon noir...

... l’impuissance et la rage d’un vieil enfant décérébré qui chiale en silence... un pauvre mort-vivant qui s’appelait Vincent. »

Un texte© de Michel Bellin, mai 2019