S’il est un sujet qui est tendance – en plus de la sacrosainte mutation trans – c’est bien l’injonction faite aux vieilles et vieux homos de sortir de leur prétendue invisibilité pour assumer à nouveau haut et fort leur âge, leur déclin, accessoirement leur sexualité. Dernier ouvrage en date : le livre de Francis Carrier, fondateur de Grey Pride : « Vieillir comme je suis, l’invisibilité des vieux LGBTQI+. » (Rue de Seine éditions). En gros, se plaint l’auteur, « lorsqu’on fait partie d’une communauté qui se sent discriminée, la stratégie de défense la plus courante est de se rendre invisible. Mais “ être invisible ” pour les autres, c’est aussi l’impossibilité de revendiquer sa différence. » D’où l’urgence d’une sortie du placard bis. CQFD.

Or, il se pourrait bien que moult seniors ne se reconnaissent pas dans cette injonction qui sent la militance réchauffée et son vieux rose fané. Tout simplement parce qu’ils ne se ressentent pas camouflés, ni discriminés, ni même envieux de clamer une nouvelle fois urbi et orbi qu’ils sont homosexuels ! Peut-être las d’être indument identifiés et catégorisés encore et encore du fait de leurs préférences sexuelles. En tout cas, ne se sentant pas confrontés à un vieillissement sournois, spécifique, problématique, surtout s’il reste clandestin donc honteux.

Il faut toujours se méfier des courants d’opinion et des pressions idéologiques, voire des modes, spécialement à l’heure où fleurissent victimisations pleurnichardes et réassignations identitaires. Or, l’heure est grave, nous dit-on. Parce qu’ils sont invisibilisés, les vieux gays sont devenus les martyrs inconscients de leur propre dégénérescence programmée. Il semblerait en effet qu’à peu près partout aujourd’hui, du moins en France, principalement dans les EHPAD, « on » s’acharne contre les vieux gays, « on » censure leur histoire personnelle, « on » les désexualise, « on » les réduit à n’être que des objets de soin, etc. Il est frappant de constater combien, dans maints medias, les tribuns recourent volontiers à ce « on » accusateur — pronom indéfini mal poli ! Encore l’autre soir sur France Inter, dans l’émission de l’inoxydable Laure Adler, toute heureuse d’apporter de l’eau à son moulin lorsqu’elle reçut Francis Carrier et donna une large audience aux vaticinations du cofondateur du CNAV new-look (Conseil National Autoproclamé de la Vieillesse).

Eh bien, moi, je dis : ras-le-bol du « on ». Vive le je ! Vive la paisible invisibilité ! Vive mon vieillissement heureux car indifférencié. En effet, il se trouve que si, depuis quelques mois, j’ai quitté l’Ile-de-France pour m’installer incognito dans une charmante ville du Sud-ouest, ce ne fut pas seulement la diminution de la qualité de vie francilienne que j’avais fuie à un âge bientôt vénérable, mais bien aussi une forme de communautarisme devenu aussi étouffant que contraignant. Parfois ridicule. En tout cas stressant. Il est vrai qu’éternel ingénu, j’avais failli succomber aux sirènes d’un nouvel Eldorado, bricolé par une association gay dédiée à la vieillesse, en collaboration avec les services sociaux de la ville de Paris : bientôt, dans chaque arrondissement de la capitale, des colocations pour vieilles et vieux LGBTQI+ – astucieuse manière d’occuper certains logements trop vastes du parc immobilier. Pourtant, ce projet-pilote, cet entre-soi, auquel un temps j’avais tant cru, qui m’avait tant fait vibrer, est-il aussi révolutionnaire qu’ « on » le prétend ? Va-t-il dans le sens de l’Histoire ? Rien de moins évident. Rien de plus fallacieux.

Le 29 juin 2007, date mémorable, car pour la première fois de ma vie, j’ai boycotté la Gay Pride parisienne après avoir signé une tribune parue le jour même dans Le Monde 1. En réalité, je m’étais mis en marche vers une revendication personnelle d’ « indifférence » et j’entendais le signifier par un acte hautement symbolique. Cette “profession de foi” (blasphématoire ?) de l’époque est restée indurée en moi. Mais je l’avais peu à peu oubliée, à l’âge où l’on se sent plus seul ou plus vulnérable ; à nouveau rentré dans le rang, par conformisme, par lassitude, peut-être aussi à cause d’un virus idéologique masqué et inoculé dans mon naïf prêt-à-penser. Mais voici que ma vieille lucidité soudain revint à l’assaut quand, récemment, à la perspective de signer le bail de la Coloc du Bonheur, je me suis ressaisi : quoi ! Comment ? Vieillir entre homos décatis dans des microréserves pour vieux Iroquois ! Et j’ai illico retrouvé mon ancien credo : me défier de « l’essence » de l’homosexualité, de la consistance d’une pseudo « communauté », de la « spécificité » du vieillir gay, de la survalorisation d’une prétendue culture gay et de sa mythique solidarité (intergénérationnelle), etc. Me défier, donc me défiler ! Même si je sais avec Didier Eribon, qu’on n’est jamais gay une fois pour toutes. “Identité” impalpable autant qu’irréalisable… Identité peut-être plus historique que personnelle. Identité frelatée. Davantage affichage social qu’authentique conscience de soi. Sans doute est-ce la maturité qui seule permet de relativiser et de (se) déconstruire. Bref, tout ça accumulé… cette usure devenue insignifiance voire méfiance, n’a fait que mûrir ma décision de me retirer du projet de colocation affinitaire porté par Grey Pride. Plutôt vieillir seul qu’embrigadé et socialement désigné. Et si je dois un jour revenir à mon utopie de colocation, ce projet ne pourra désormais se déployer que dans le cadre d’un habitat partagé senior mixte et indifférencié, ni typé ni genré, surtout pas endogamique, la sexualité des un•e•s et des autres (ce qui en reste !) ne constituant qu’un épiphénomène, un caractère privé, en aucun cas un pedigree coagulateur et fondateur.



Finalement, en m’éloignant de la région parisienne, en échappant à la nasse d’un certain communautarisme volontiers prescripteur autant que moralisateur, en brisant le sortilège d’un mirage affinitaire et colocataire, peut-être n’ai-je fait que revenir à ma déconstruction, à mon indépendance, à ma volonté de m’assumer en vérité. Seize ans plus tard, il était temps, non ? Mais cette fois lucidement, humblement, en faisant profil bas : «  (…) Parvenir enfin à l'indifférence. Consentir à l'insignifiance. Gommer l'appartenance. Ce pour quoi, émasculant les mots imbéciles et fuyant les flonflons, je hurle au silence comme un bâtard galeux : "Né-ga-ti-vons et rentrons chez nous !" » Voilà qui est fait. Démarche autrement plus radicale, plus exaltante aussi, que de fuir notre kermesse arc-en-ciel ! Une sorte d’exode ou d’exil, tel est donc mon choix, enfin actualisé, incarné, revendiqué. Et désormais seul dans ma campagne, je ne me sens – en tant que senior –, ni plus coupable ni plus lâche ni plus fragile que mes congénères citadins labellisés Grey Pride ! Simplement moi-même. Et heureux, autant qu’on peut l’être dans la poignante splendeur du crépuscule…

Dans un article (Libération du 18/02/2018), l’incontournable Francis Carrier – le Messie des vieux heureux – raillait ce commentaire, selon lui le plus stéréotypé et le plus infamant qui soit : « Tu n’as pas du tout l’air d’être homosexuel ! » À mon humble avis, moi dont la seule fierté est de ne pas en avoir honte, revendiquant plus que jamais l’âge de ma libido et de mon cœur plutôt que celui de mes artères, eh bien j’assume et revendique ma paisible assomption par l’effacement volontaire : soixante seize ans après ma naissance, je n’ai pas du tout l’air d’être homosexuel… tout bonnement parce que je ne le suis plus !

– Oui, pour vieillir heureux, vivons cachés !

1 https://www.lemonde.fr/idees/article/2007/06/29/bannieres-et-ostensoirs-par-michel-bellin_929606_3232.html