FEU MA « COLOC ARC-EN-CIEL »

Un itinéraire d'élucidation et de déconstruction

Il est des êtres rapides, incisifs et réactifs – ce qui n’est pas nécessairement une marque de génie, encore moins de superficialité. Il en est d’autres plus lents, plus pondérés voire retardataires – ce qui n’est pas forcément un signe de réflexion et de mûrissement. Nettement, l’auteur de ces lignes fait partie de la seconde catégorie.

Si certaines bifurcations de ma vie furent relativement rapides (je n’ai mis que 5 ans pour m’échapper du piège clérical), il m’aura fallu une vingtaine d'années d’expérience conjugale (avec procréation obligée) pour admettre que ce statut ne correspondait pas à mon identité intime, et donc qu’il fallait en sortir en divorçant et en ritualisant à la cinquantaine l’incontournable coming-out. Après une décennie de fierté exubérante, grosso modo depuis 2007, me voilà entré dans la longue période de déconstruction identitaire et de sortie de la nasse homosexuelle. Parmi les étapes de ce processus, pas forcément confortable, la renonciation à un projet d’habitat partagé labellisé Grey Pride aura constitué un moment fort de rupture et de réappropriation de moi-même, qui prend, avec mon emménagement en région, des allures de dégrisement voire d’exode plus que d’exil : davantage que la pollution urbaine et l’inconfort du métro, la fin volontaire des mirages du vieillissement heureux et de l’enfumage idéologique qui va avec. Oui, il m’aura fallu presque trois (!) années pour comprendre et admettre à quel point ce type de colocation arc-en-ciel censée remplacer les funestes Ehpad (grosso modo, de vieux pédés se regroupent à 4 ou 5 pour finir leurs jours dans l’harmonie, la fraternité et la solidarité) est une fausse piste, une impasse, voire une arnaque, tant le concept censé être révolutionnaire est rétrograde, irréaliste et pour finir coercitif (avec sésame d’un « sachant » psy et moult week-ends de formation !). Bref, mon parcours d’élucidation et de démission, tel est l’objet de cette contribution, étant entendu que ce n’est qu’un point de vue subjectif, donc forcément partiel et partial.

En novembre 2019, je rencontrai Richard B* au centre LGBT de Paris pour lui confier mon désir d’intégrer une colocation affinitaire. Il m’assura qu’un tel projet était en train de prendre corps. Suivirent plusieurs péripéties, coloc 1… coloc 2… beaucoup d’attentes et de déceptions. Et de fort sympathiques rencontres ! Bref, le temps a passé. Trop de temps et trop d’attente vaine. Mais un délai de deux ans et demi somme toute utile car, après mûre réflexion, je décidai, presque soudainement, en juin de cette année de prendre du recul et de faire un break. D’une part, plus que jamais, je devais m’assurer que mon projet personnel était sûr, réfléchi, en cohérence avec mon évolution, un projet non pas idéologique, mais réaliste et viable. D’autre part, il fallait être certain que ce projet personnel pût être relayé et étayé efficacement par Grey Pride, l’association qui monte et fait feu de tout bois. Peut-être se pouvait-il que la fameuse « coloc » affinitaire, toujours en attente de labellisation ainsi que d’une expérience probante dans le 9ème arrondissement, était indument idéalisée ou idéologisée, ne correspondant plus à la réalité factuelle ni à mon orientation personnelle quant à ma conception d’une colocation entre seniors. Mais comment expliquer un tel hiatus ? Comment admettre qu’au fil des jours je me sois senti à ce point démotivé, sceptique, déphasé… comme dégrisé ?



En réalité, me concernant, les faits sont bel et bien là : depuis une dizaine d’années, surtout depuis ma tribune parue dans Le Monde le jour même de la gay pride 1 , je me suis mis en marche vers une assomption et une revendication personnelle d’ « indifférence ». Car “ma profession de foi” (blasphématoire ?) dans la presse de l’époque n’a pas pris une ride ! C’est peut-être moi qui ai (mal) vieilli, qui suis rentré dans le rang, par conformisme, par lassitude, par besoin de sécurité, peut-être à cause d’un virus idéologique masqué et inoculé dans mon naïf prêt-à-penser. Pourtant, si je prends la peine de réfléchir, d’observer, aussi de me sonder, de me remettre en question, de reconnaître piteusement mon déficit de militance et mon narcissisme hédoniste…, oui, aujourd’hui encore, en équilibre instable sur le prétendu socle sur lequel je croyais m’être glorieusement construit à la fin du siècle dernier, eh bien je continue de me défier de « l’essence » de l’homosexualité, de la consistance d’une pseudo « communauté », de la survalorisation d’une prétendue Culture gay, etc. Et de toute militance bruyante, parfois hargneuse, toujours axée sur les « droits », rarement sur les « devoirs » et, sur le qui-vive, cédant si souvent au prurit de la victimisation : ça fait tellement du bien de se gratter jusqu’au sang ! Même si je sais avec Didier Eribon, qu’on n’est jamais gay une fois pour toutes ! Mais est-on gay ? Est-on hétéro ? Est-on trans ou doit-on à tout prix le devenir ? “Identité” impalpable autant qu’irréalisable… Identité peut-être plus historique que personnelle. Assignation sociologique plus qu'enracinement intime. Davantage affichage social qu’authentique prise de conscience d’un “moi” qu’il faudrait à tout prix devenir et revendiquer urbi et orbi. Sans doute est-ce la maturité qui permet de relativiser et de déconstruire. C’est en tout cas ce que j’éprouve de plus en plus, ce qui m’apaise, ce qui m’unifie et m’individualise… tout en m’universalisant !



Pour en revenir au projet de colocation proposé et porté par Grey Pride, et dans le prolongement de ma prise de conscience, il m’est apparu de plus en plus clairement que l’avenir n’est pas, ne doit pas être, au repli identitaire ni à une forme de « communautarisme domestique ». Du moins en ce qui concerne mon propre devenir. Mais ça n’a rien à voir, se récrieront les zélés promoteurs ! Désolé, mais j’estime réel ce risque endogamique, accentué par l’obsédant mantra du “vieillissement omniprésent, lucide et responsable”, un rétrécissement qui, selon moi, n’est pas exagéré, peut-être inhérent à un concept annoncé pourtant comme révolutionnaire. Or moi, je n’y crois plus et, en réalité, je m’en défie. Bien sûr, ce projet qui se veut pionnier, à mon avis déjà daté voire rétrograde, — ce projet auquel pourtant j’ai tant cru et dans lequel j’ai tant investi en temps, en énergie, peut-être en… rêveries romantiques ! — ne minimise ni n’annihile la militance des uns et des autres, encore moins le dynamisme neuf de l’association Grey Pride. Vraiment du beau boulot et une vitalité probante. Dont acte. Et pourtant, ce projet-pilote, cet entre-soi, pour ma part, non, je ne le sens plus, je ne m’y retrouve plus, je ne parviens plus à m’y identifier ni à me motiver pour mon futur…



Bizarrement, je m’explique mal comment peu à peu le doute s’est insinué en moi, a gagné du terrain… Je me sentais pourtant si sûr, si péremptoire, si lyrique, si combattif ! Si appliqué à rédiger une Charte fondatrice ! J’étais pourtant bien placé pour savoir la dangerosité des dogmes et autres crédos gravés dans le marbre… Ce que je sais aujourd’hui, c’est que depuis le printemps dernier, tout in petto me révulsait et protestait en silence : NON MERCI ! Plus pour moi ! Pas de différence estampillée, pas d’assignation à résidence, encore moins de réserve de vieux Iroquois ! Une telle défiance fut sans doute nourrie par la déception, les défections et un interminable accouchement qui, on le sait, provoque parfois quelques lésions.

Juin 2022 a aussi servi de catalyseur et de détonateur, suite à une succession de couacs : l’incontournable et insupportable « mois des Fiertés » (Ma seule “fierté ” minuscule est de ne pas avoir honte, – non d’une pseudo identité ontologique – mais de mes préférences sexuelles.)… un mot d’ordre (trans) pour la marche rageur et indigne (« Nos corps, nos droits, vos gueules ! »)… trop de logorrhée tapageuse, parfois agressive, forcément inclusive et absconse (LGBTTQQIWAPZT+ etc.) … une commission Habitat léthargique, une coloc-témoin peu lisible et donnant plus l’envie de décamper que de s’agréger… des candidatures fantomatiques, une surmédiatisation inappropriée, diverses tergiversations… bref, tout ça accumulé… cette usure devenue insignifiance voire méfiance n’a fait que mûrir ma décision de me retirer du projet de colocation affinitaire porté par Grey Pride. Courage ! fuyons. Car mieux vaut s’éloigner et la boucler. Plutôt que risquer de devenir amer, injuste… ou, pire, homophobe !



Si je dois persévérer dans mon projet de colocation, hors de la région parisienne (y rester serait un second anachronisme !), il ne pourra désormais se déployer que dans le cadre d’un habitat partagé senior mixte et indifférencié, ni typé ni genré, la sexualité des un•e•s et des autres (ce qui en reste à cet âge !) ne constituant qu’un épiphénomène, un caractère privé, en aucun cas un pedigree coagulateur et fondateur.



Pour finir, cette perplexité : en retirant, en juillet 2022, la mort dans l’âme mais la joie au cœur, ma candidature « historique » à l’habitat partagé, en renonçant à mon rôle de « sergent recruteur » de la coloc 2, plutôt que renier mon credo de 2007 — certes trop pompeux et tonitruant pour être tout à fait honnête ?! — peut-être ne fais-je après tout qu’y revenir aujourd’hui et lui redevenir fidèle, mais cette fois lucidement, humblement, en faisant profil bas… sans taire toutefois ma revendication, mon combat, ma seule fierté revendiquée :



« (…) Parvenir enfin à l'indifférence. Consentir à l'insignifiance. Gommer l'appartenance. Ce pour quoi, émasculant les mots imbéciles et fuyant les flonflons, je hurle au silence comme un bâtard galeux : "Né-ga-ti-vons et rentrons chez nous ! »



Aujourd’hui, loin de Paris, je suis rentré “chez moi” qui, en fait, est un ailleurs. Ne sachant pas d’avance comment je m’y enracinerai, ni comment je vieillirai. Peu importe. Évidemment pas seul ni sans solidarité ! L’essentiel fut pour moi de trancher, de renoncer, d’adhérer à ma petite vérité, de m'y réajuster, de m’y loger, le plus anonymement et le plus sobrement possible. Small is beautiful et "Pour vivre heureux, vivons cachés". Loin de la foule, loin des modes, loin des slogans, des luttes et des mots d’ordre ! Basta. Avec au cœur cette intime conviction : finalement, qu’on soit lent ou rapide, prophétique ou retardataire, réformiste ou conformiste, qu’est-ce qui vaut mieux, qu’est-ce qui est le plus important pour aujourd’hui et pour le long terme : le ralliement paresseux aux congénères ou bien l’ombrageuse adéquation à soi-même ? À chacun de répondre. Et de se positionner vaillamment en conséquence.

En admettant d'abord que chaque humain, que chacune et chacun d’entre nous, bouge, change, évolue... doit donc se repositionner, mais jamais avec regret ni amertume ni la stupide impression d'avoir régressé ou trahi car, qui que sous soyons, quand nous scrutons nos vies dans le rétroviseur de la mémoire, nous devons nous efforcer de ne jamais nous condamner nous-mêmes a posteriori, nous fiant encore et toujours à la sincérité et au courage de notre présent d'autrefois.

''Écrit à Boulogne-Billancourt le lundi 4 juillet 2022, le jour de mes 75 ans. Et joyeusement ratifié le dimanche 16 octobre 2022 à Périgueux.''


1 https://www.lemonde.fr/idees/article/2007/06/29/bannieres-et-ostensoirs-par-michel-bellin_929606_3232.html