Mais alors, faut-il céder aux ricanements de Cioran ou aux conclusions de mon propre désenchantement sentimental ? (Cf. mon blog d’hier). Faut-il étrangler l’Amour, en rire après coup, l’envoyer paître comme on récupère pour la jeter après l’extase la ridicule capote flapie ? Convient-il, pour fuir tout romantisme désuet ou toute sentimentalité bébête, s’enfermer dans un stoïcisme ombrageux ou, pire, dans une misanthropie farouche ? Eh bien, non, je ne pense pas. Comme si les mirages, pour fallacieux qu’ils soient, devaient nous inviter à nous écrouler dans la dune, à nous laisser agoniser, la gueule pleine de sable brûlant et les yeux encore calcinés des pseudo merveilles entrevues… Non, debout ! Avanti ! Il faut se relever, tenter d’avancer encore, pas après pas, même si ça coûte, même si le but est loin d’être gagné et ne le sera jamais ici bas sur cette planète qui est tout, sauf la Terre Promise !

Personnellement, j’estime que l’idéal serait de passer peu à peu, l’expérience aidant, d’éros à philia puis de philia à agapè. Une vie est sans doute à peine suffisante pour ce genre de métamorphose double autant que progressive. Dans mon dernier livre papier (qui – ironie du sort – va sortir et briller de tous ses feux durant la semaine de la St Valentin !), j’ai écrit cette phrase qui semble gravée dans le marbre ou dans le bronze d’une médaille : « Pour le temps qui me reste, je veux tout tout de suite : pour l’un, l’amour-passion ; l’amour-amitié pour l’autre ; philia pour nous trois. Eros dans l’immédiat et Thanatos pour tout le monde ! » À la vérité, il s’agit moins de philosophie que de boulimie. Et c’est tellement présomptueux de ma part ! En fait, vouloir tout tout de suite, comme je l’écris impudemment : le beurre, l’argent du beurre, la bite du crémier et les lèvres de la crémière ! Mais, c’est bien connu, qui trop embrasse mal étreint. C’est donc, je dois bien le reconnaître, une voie sans issue. L’amour véritable ne s’épouse pas à 300 km à l’heure en tournant en rond et à l’aveugle sur le périph, il s’enracine pour germer lentement et fleurir humblement. Que veux-je dire ?

Eh bien, j’y reviens, il convient de passer de l’autopréférence narcissique à l’amour altruiste, à l’ouverture, au don. Non pas sacrifier l’indispensable ego, mais l’élargir. Quitte à délaisser le sexe, à le remiser provisoirement au rayon des accessoires. Admettre une fois pour toutes avec Svâmi Prajnânpad, mon maître via Comte-Sponville, admettre donc qu’on n’aime pas l’autre mais qu’on se préfère soi-même. Point. C’est pourquoi l’amour véritable est la joyeuse dépossession de tout, d’abord de soi-même, de son vouloir, de son orgueil, éventuellement de sa génitalité aussi tyrannique qu’involontairement comique. Car nul ne sort de la prison (dorée) de Soi. Ou plutôt, après en avoir fait le tour (ça peut prendre des années !), en sortir enfin pour s’en sortir, hors narcissisme dévastateur ou stérile édification personnelle ! Et donc, ce faisant, même vaille que vaille, accéder à la joie. « L’amour, qu’est-ce que cela signifie ? L’amour consiste à garder constamment à l’esprit ce qui est bon pour celui qu’on aime, ce qui lui est bénéfique, ce qui lui donne bien-être et joie. (…) Quand vous aimez quelqu’un, vous ne pouvez espérer qu’il fasse ce qui vous plaît. Cela reviendrait à vous aimer vous-même. Généralement, quand quelqu’un dit qu’il vous aime, il vous trompe et se trompe lui-même. Mais celui qui veut devenir un Homme véritable doit œuvrer pour le bien-être des autres. Graduellement, il apprendra à aimer tout le monde, il travaillera au bien-être et au bonheur de tous. Cette forme d’amour n’a pas de limites. » (Correspondance).

Est-ce à dire que nous n’avons rien compris et que nous sommes nuls ?! Que je suis nul. Certes pas ! Si, au point où j’en suis, je sais donner un peu de mon temps, un peu de ma gentillesse, un peu de ma générosité, un peu de mon argent pourquoi pas… – et à qui que ce soit : amant, ami, sœur ou enfant – eh bien, c’est que déjà J’AIME UN PEU, et c’est encourageant et stimulant, non ? Même si c’est ridiculement peu et toujours un brin intéressé.



Quant à l’Amour majuscule, il n’est pas pour nous, bipèdes ordinaires. Cette trajectoire appartient aux saints ou aux héros. Car nous sommes, nous, le plus souvent de tout petits zéros ! De petits rigolos en amour, des truqueurs, des baratineurs qui passons notre temps à dorloter notre ego tout en nous gargarisant d’altruisme. À propos de sainteté (à laquelle j’ai depuis longtemps renoncé, non à sa réalité sublime mais à sa confiscation par le pouvoir catholique), j’ai été surpris de découvrir ce passage de Freud. Selon lui, grâce à des dispositions psychiques particulières, quelques individus (mâles ou femelles) peuvent trouver, sur le modèle de Saint François d’Assise, une plénitude de bonheur dans une forme d’amour « à but sexuel inhibé ». Mais que dit donc papy Sigmund ? « À une faible minorité d’êtres humains, il est accordé, de par leur constitution, de trouver malgré tout le bonheur sur la voie de l’amour, mais pour cela d’amples modifications animiques de la fonction d’amour sont indispensables. Ces personnes se rendent indépendantes de l’assentiment de l’objet en déplaçant la valeur principale du fait d’être aimé sur celui d’aimer. Elles se protègent contre la perte de cet objet en dirigeant leur amour non sur des objets individuels mais dans une même mesure sur tous les êtres humains, et elles évitent les oscillations et les désillusions de l’amour génital en le déviant de son but sexuel, en transformant la pulsion en une motion inhibée quant au but. Ce qu’elles provoquent en elles de cette façon, cet état de tendre sensibilité, en égal suspens, ne se laissant décontenancer par rien, n’a plus beaucoup de ressemblance extérieure avec cette vie amoureuse génitale à l’agitation tempétueuse, dont elle est pourtant dérivée. Saint François d’Assise pourrait bien être celui qui est allé le plus loin dans cette utilisation de l’amour en faveur du sentiment de bonheur intérieur. » (Malaise dans la culture, IV. Voir ch. 2, 26).

Une brève conclusion en forme de boutade. Le blog d’aujourd’hui est passé de St Nicolas à St François. À quand Saint Michel-Marie-Ange puisque tel est l’horrible prénom complet choisi par mes géniteurs ! Mais, on le sait, qui veut faire l’ange fait la bête. Je consens donc à cette promotion à condition de ne rien sacrifier, ne rien perdre au change : Saint ou Bienheureux en Amour tant qu’on veut, mais à l’unique condition de garder intact mon “service trois-pièces” – quitte à devoir me passer à jamais de deux grandes ailes blanches !


Signé : votre philosophe d'opérette


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