Extrait de mon premier roman, le texte qui suit peut être lu à la lumière de mon blog d’hier (Ratiboiser les p’tit tabous) – ou inversement !


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XIV


Sortant de sa chambre, un dossier dans une main, sa canne dans l’autre, Julius tombe en arrêt devant un encadrement. Pourquoi ce matin-là ? Pourquoi l’impact de ce portrait aujourd’hui, alors que le cadre en chêne fait corps avec la tapisserie depuis des décennies ? Nul ne saurait le dire. Pas même Julius qui se tient là, hébété, comme s’il dévisageait le matelot pour la toute première fois.

L’encadrement laisse pourtant présager un âge vénérable : le passe-partout jauni s’est décollé aux angles, la dorure du biseau a viré au brun. En bas, à droite, une signature soigneusement calligraphiée et une date : 1940. Le cliché sépia est voilé par un vitrage à l’ancienne légèrement bombé et gonflé ça et là de bulles. A moins qu’il ne s’agisse d’une patine naturelle, omniprésente dans l’appartement : la poussière ! Peu importe la buée du Temps, le jeune mousse et le vieil écrivain s’avisent, aimantés.

Julius a calé son document sous l’épaule et, d’un doigt tremblant, caresse la photographie. Il approche son visage, puis l’éloigne, puis l’approche à nouveau. Sidération. On dirait que soudain, par un raccourci inopiné, l’homme a saisi quelque chose, qu’il a enfin capté un secret capital. Julius semble bien décidé à s’éterniser dans l’entrée du corridor, perdu dans ses pensées. Mais une alerte dans son dos…Soudain désemparé, comme pris sur le fait, il s’est redressé, tâte sa poche droite : sauvé, elle est bien là, la petite boîte amie, aussi fidèle et rassurante que jadis son dizainier. Rassuré, paré pour la prochaine incursion, le vieil homme trottine sagement vers le salon, poussé et en même temps percé par ce regard intemporel, un regard pénétrant et glacé qui lui donne des ailes.

Vingt ans à peine, à Marseille, sur le vieux port… Le marin d’opérette avait cru pouvoir incarner ses rêves ! Et il avait terminé sous-chef comptable. Belle promotion ! Il n’empêche, c’était sa vocation, la mer, la marine marchande, juste avant la débâcle…Cet éphèbe gracile, c’est mon père ! (Tassé dans son fauteuil, Julius a répété deux fois la phrase, à mi-voix, comme pour mieux se convaincre lui-même de l’étrangeté, de l’aberration de sa découverte). Le cadre s’est estompé, les années se sont envolées, ne demeure que le beau ténébreux.

Oui, il est si beau, Maurice, avec son béret à pompon et son pantalon de serge, pourtant si peu moulant. Et le voyeur est fasciné et troublé – troublé de son propre trouble – devant ce jeune mousse, ce demi-dieu rimbaldien, cet Antinoüs de province emprunté et bien trop sage, les cheveux gominés et la paupière ombrée par la retouche du photographe…C’est vrai, pas, moyen de le nier, Julius a toujours chéri les marins. Depuis tout petit. L’intrépide Surcouf, le lieutenant Fletcher, Corentin le débrouillard et le gracieux Billy Budd… Et aussi Brad Davis dans Querelle, bien des années plus tard (peut-être son dernier film en salle ? Martyn s’était endormi !) surtout dans la séquence où il se masturbe rêveusement sous le regard de Madame Lysiane lourd de fard et de mépris. Julius se souvient… D’habitude rétive, sa mémoire prend soudain dans ses filets des images, des gestes et surtout les vocables magiques. Combien de fois, liant les mots à l’icône, Julius s’est complu à s’inoculer, à mi-voix, l’antienne de Melville, apprise par cœur, aussi émolliente que le Pater ou le Salve Regina. Soif du mal et avant-goût du ciel. L’esprit qui habitait Billy et qui regardait par ses yeux célestes comme par des fenêtres, ce quelque chose d’ineffable qui creusait d’une fossette ses joues hâlées, assouplissait ses jointures et dansait dans ses boucles blondes, était ce qui faisait de lui, par excellence, le Beau Marin . Eh bien … (Julius a fermé les yeux et son menton tremble imperceptiblement.)… quand il revoit son père, si jeune, si éternellement jeune, si beau… encore tout à l’heure devant le cadre, mais c’était pareil quand il était enfant… depuis toujours, du fin fond de son âge jusqu’à la fin des temps… c’est ce type de p’tit gars qu’il a rêvé d’étreindre… puis de prendre contre le bastingage et dont il rêve encore, parfois, de moins en en moins souvent… son gibier de potence, cette race d’archange, sainte et aventurière, nimbée de bonté ruisselante jusqu’à la croupe altière… Maurice. Oh ! Môme, avoir ta grâce, avoir ton âge…cette si noble engeance, belle comme l’aurore, pâle comme la mort.

Pâle comme la mort… Julius a murmuré. Il a baissé la tête. Anéanti. Tremblant. Sonné par la vision. Il s’est tassé davantage dans son fauteuil. Il s’enfonce sous la poussée révélatrice du négatif qui, tant d’années plus tard, est remonté à la surface… Fulgurance écarlate. Image surexposée dans le bac des souvenirs. La pièce à conviction. La trace. La preuve. Ce fantasme gracile, c’est mon père ! Rien d’autre à dire. Alors qu’il y aurait tant à hurler, à susurrer, à sangloter… Peut-être protester de sa bonne foi ? De son bon droit ? Fatalitas ! C’est peut-être à cause du bénéfique non-dit qu’il n’existe aucune autre photo. Nul cliché de son père. Aucun indice. Ni ici ni nulle part. Pas plus que de la mère d’ailleurs. Nul portrait du pater familias. La tribu, les albums de famille, les commémorations, la mascarade grégaire du 1er Novembre. Non merci. Pas même de caveau familial, surtout pas ces pompeuses prisons, ces mausolées de l’honorabilité bourgeoise dont les barreaux ont une forme de croix. Non, rien. Pas même un ex-voto. Ni une prière. Jamais. Pas autre chose de son père que ce cliché. Ce spectre incestueux. Un délicieux remords...


Couverture_Messager.jpg Le Messager, H&O, 2003, pages 153-156.





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