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Mon beau papa à 20 ans


À la quarantaine, mon père – qui était beau comme un astre – fut brusquement atteint d’une thrombose. Trajectoire cisaillée ! En quelques minutes, à l’heure du déjeuner dominical, il se paralysa peu à peu tandis que nous, les quatre enfants, assistions pétrifiés à la progression du mal qui se manifesta d’abord par des troubles du langage. Horrible souvenir.

Maurice mit plusieurs années à récupérer, tant bien que mal, tandis que les modifications de sa personnalité (et sans doute ses exigences sexuelles intactes) contribuèrent à miner ma pauvre maman qui mourut à la cinquantaine, vieillie prématurément et éternellement triste. Elle m’avait avoué quelques mois plus tôt qu’elle se sentait davantage épouse que mère et cette confession m’avait attristé et un brin vexé. Bref, son Héros adoré n’était plus qu’une épave et son propre naufrage à elle devenait inévitable.

Après de longs mois d’hospitalisation, de convalescence, de rééducation, mon papa perdit, bien entendu, son emploi de comptable et son statut de Cadre. Il lui fallut rechercher un petit job en masquant vaille que vaille les séquelles de son accident cérébral. C’est alors qu’il fut embauché par la société Gillette France, installée à cette époque à Annecy, en Haute-Savoie. Ce n’était pas un poste très reluisant, une relégation dans une sorte de caisse en verre au service « achats » et je mesure aujourd’hui quel a dû être son sentiment de régression sociale, même si je puis comprendre qu’une multinationale n’est pas destinée à être philanthropique.

Tout ce dont je me souviens, c’est que je conçus pour cette marque en général et pour les rasoirs de prestige en particulier une sorte de rejet viscéral : je décidai donc de boycotter Gillette à tout jamais, de n’acheter que des rasoirs jetables à deux sous et je me fendis même, quelque quarante ans plus tard, d’un « aphoricube » (à la lettre M comme M3 Power) illustré d’un dessin vengeur de Romain Boussard  : «  Gillette – le spécialiste de la lame qui cisaille votre budget – lance un tout nouveau produit : le premier rasoir mécanique à pile. Non, il ne s’agit pas hélas d’un vibromasseur portable mais du énième gadget de la multinationale pour secouer ses ventes. Quand “inutile” rime avec “imbécile”. Barbant ! » 


Lorsque la rancune vous tient… lorsque vous englue une sorte de fidélité filiale aussi inefficace que dévoyée.

Les années passèrent. Mon père mourut très vieux et très seul (mais sa devise - dont j'ai hérité - resta jusqu'au dernier jour : "tout va merveilleusement bien.") Je continuai de faire des économies de bout de chandelle sur tout et en particulier sur les rasoirs tandis que mes joues étaient de plus en plus mises à mal, labourées, ensanglantées par mes hachoirs bon marché. Néanmoins, une sourde révolte devait gronder en moi – non contre Gillette ni contre les patrons ou le capitalisme mais contre tous ces tocs, ces tics, ces menus tabous qui, sans explication rationnelle, d’une manière en tout cas tenace, instinctive, subconsciente, paralysante… continuent de vous gâcher la vie. Ma vie. Pourquoi est-ce que, ce matin de janvier, je vous raconte tout ça ici, en revenant de faire mes courses après avoir détaillé avec stupeur et indignation la note dont le total n’a rien à voir avec mon calcul mental ? Parce que la bonne nouvelle est de taille : je m’avise soudain que cette débâcle économique, cette sorte d’acte manqué à l’envers, cette transgression fondamentale viennent de correspondre en fait à une victoire psychologique fulgurante puisque j'ai délibérément tordu le cou à un passé angoissant en transgressant, en me lâchant enfin : dans mon cabas, le tout nouveau et rutilant Gillette Mach3 HD 3 lames avec, pour faire bonne mesure, un stock de 5 lames prestigieuses et munies d'un système d’antivol intégré sur lequel la caissière de Monoprix vient de se casser malencontreusement un ongle. Moi, je m’en fous, je ris et je ricane car je sens qu’aujourd’hui je suis devenu un peu plus adulte, un peu plus libéré de mon passé familial, un peu moins aliéné par des auto-injonctions imbéciles autant que stériles.

Que périssent donc nos tocs et longue vie à « La Perfection au Masculin » !


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