« (…) Je veux croire, je veux croire… mais quoi, j’en crève Ă la fin. Bon Dieu, ce que je veux c’est ĂŞtre un peu heureux et vivre enfin, vivre, vivre, vivre… [L’homme a criĂ© ce mot plusieurs fois]. Pardon, mon Rachid, je me suis emportĂ©. Je sais, tu n’aimes pas la violence, n’aie pas peur… Ce n’est qu’un mauvais sermon, celui que je ne pourrai jamais prononcer. Et c’est pourtant cela qu’il me fallait Ă©crire. Et proclamer ! Mais que peux-tu comprendre Ă mes jĂ©rĂ©miades ? Et Ă quoi bon te cracher ces rafales sur cette page ? Quel rapport avec toi ? Avec ta vie ? J’ai froid, j’ai mal. Dans ma poitrine un abysse et mon poignet me brĂ»le Ă force de griffonner. Et dans ma bouche dessĂ©chĂ©e, ni goĂ»t ni dĂ©goĂ»t, rien, aucune sensation : Dieu est insipide Du vent. Un renvoi. Un relent douceâtre. Une chose est sĂ»re : je ne suis plus son ventriloque professionnel. Je rends mon tablier. La messe est dite ! Ce soir, je veux ĂŞtre l'humble serviteur de Rachid. C'est lui mon seul Sauveur. C'est lui ma dĂ©mence. Je sais, je suis perdu, ou sauvĂ©… je ne sais plus… mais je veux croire encore : non au futur ni au Royaume des cieux, mais en moi, en toi, en notre bonne Ă©toile. Il n'est jamais trop tard, cher gentil, n'est-ce pas ? Rejoindre enfin ma patrie charnelle… Seras-tu le bel astre qui charmait les bergers et conduisit les mages ? Puisque la Parole un jour, ou plutĂ´t une nuit, a pris chair dans la terre d'Orient, puisque mes mots aujourd'hui peuvent geindre ou hurler, je crois en cette puissance du verbe qui prend corps et palpite, dĂ©racine les montagnes, Ă©blouit les aveugles, ouvre une brèche dans le granit de ton silence…
- AllĂ´ ? ChĂ©ri ? C’est toi ? Je ne t’entends pas. AllĂ´ ?…
Je ne comprends pas. Il devait me rappeler. Pour me dire ce que je dois mettre, la toilette qu’il prĂ©fère, celle qui va le mieux avec sa broche. La broche qu’il m’a offerte pour mon anniversaire. C’est drĂ´le, je n’ai plus envie de rire. Ou alors de rire jaune. [Pause] En 15 mois, nous n’avons eu que sept rapports sexuels, une misère. Sept baises en un peu plus d’un an ! Un peu ma faute aussi. Je voulais un amour pur qui ne me rappelle rien des vieilles turpitudes. Mais le corps a ses propres raisons… Le sexe est une urgence sans raison. Ni plus ni moins. Faut faire avec. Alors, j’en ai rajoutĂ©. La dernière fois que nous sommes vus, Ă la sauvette, c’Ă©tait dans mon studio. Encore un tabou que j’ai brisĂ© pour lui ! Et ce soir-lĂ , je lui ai donnĂ© le maximum, ce plaisir de Sodome qui plaĂ®t tant aux hommes ! La première fois de ma vie. A 68 ans – 68 ans et 7 mois puisqu’il tient tant Ă mon âge, – ce n’est pas si mal, non ? Et ce n’est pas une partie de plaisir, je vous assure. Pas beaucoup de putes de mon âge sur la place de Paris accepteraient de se faire faire l’arrière-boutique ! Quand j’y repense, j’ai honte. Non de l’acte, mais d’avoir gaspillĂ© ma tendresse. Il ne voulait, lui, que mes fesses. Ca rime mais ça n’a rien Ă voir. J’ai tout soldĂ© pour lui. Je ne suis qu’une poule piaillant après le grain ! En vain. Mon cśur est au rĂ©gime forcĂ©. C’est lui qui picore mon blĂ© en me forant le cśur ! Je veux le casser, lui tordre le cou. Et quand il sera Ă mes genoux, ce voyou, ce filou que j’adore, je lui ferai rendre gorge, je jubilerai, je lui crierai : « Petit mec ! Sale petit mec ! [Elle hurle]
Une voix (off) :
« Bonjour ! Vous n’avez aucun nouveau message. Menu principal. Pour vos options, faites le 1. Pour votre annonce d’accueil, faites le 2… »
Petit Rachid, je t’en prie. Il faut essayer, tu dois balbutier, il te faut dĂ©geler ton silence de mort… s'il te plaĂ®t, essaie encore ! Fais comme avec ton père ou avec Ibrahim : laisse parler ton cśur. Ce rĂŞve est ma folie, ma rĂ©demption, mes Ă©trennes… notre Bonhomme NoĂ«l visite-t-il ton bled ? Mon seul cadeau de toi, l'Inaccessible, ragazzo de mes nuits, et c'est ma seule excuse, ma faiblesse, mon ridicule – si tant est que tu me juges coupable et sĂ©nile – j'accepte ton verdict et je m'en fous, mais une fois, une seule fois, parle-moi, apaise-moi, Ă©pargne-moi. Ta jeune grâce m'agace les nerfs… [Il montre la lucarne] … et quand je trace pour toi ces bribes de tendresse, ton souffle sur le carreau givrĂ© embue mes souvenirs et dessine l'espoir. Laisse-moi t'avouer : c'est une nuit Ă©trange, d'exode ou de nativitĂ©, je ne sais et qu'importe ! Comme il y a très longtemps, Ă des annĂ©es-lumière, dans ma chaste jeunesse, quand j'Ă©touffais ma honte d'inverti sous ma piĂ©tĂ© pubère, je sens poindre ce soir une vieille ferveur, un feu qui me dĂ©vore, qui a un goĂ»t de Dieu. D'ordinaire, je me mĂ©fie, je rĂ©siste et me bats, mais cette nuit… Je viens d'entrebâiller la lucarne mesquine (j'Ă©touffais trop dans ma carcasse glacĂ©e) : une sourde rumeur, Paris appesantie, de si haut invisible, juste une brisure de ciel. Tant mieux : l'infini nous relie. Par cette meurtrière ma pensĂ©e s'Ă©vade et ton âme fĂ©line s'y faufile. Et tout Ă l'intĂ©rieur, juste sous les paupières, non, bien plus profond, dans le narthex du cśur, ton icĂ´ne s'incruste : je sonde ta bĂ©ance, je palpe ton mystère – comme un catĂ©chumène hagard en sa ferveur – en dĂ©vorant le ciel je sombre dans la prière :
Epigraphe de la pièce