Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

L’HOMME

« (…) Je veux croire, je veux croire… mais quoi, j’en crève Ă  la fin. Bon Dieu, ce que je veux c’est ĂŞtre un peu heureux et vivre enfin, vivre, vivre, vivre… [L’homme a criĂ© ce mot plusieurs fois]. Pardon, mon Rachid, je me suis emportĂ©. Je sais, tu n’aimes pas la violence, n’aie pas peur… Ce n’est qu’un mauvais sermon, celui que je ne pourrai jamais prononcer. Et c’est pourtant cela qu’il me fallait Ă©crire. Et proclamer ! Mais que peux-tu comprendre Ă  mes jĂ©rĂ©miades ? Et Ă  quoi bon te cracher ces rafales sur cette page ? Quel rapport avec toi ? Avec ta vie ? J’ai froid, j’ai mal. Dans ma poitrine un abysse et mon poignet me brĂ»le Ă  force de griffonner. Et dans ma bouche dessĂ©chĂ©e, ni goĂ»t ni dĂ©goĂ»t, rien, aucune sensation : Dieu est insipide Du vent. Un renvoi. Un relent douceâtre. Une chose est sĂ»re : je ne suis plus son ventriloque professionnel. Je rends mon tablier. La messe est dite ! Ce soir, je veux ĂŞtre l'humble serviteur de Rachid. C'est lui mon seul Sauveur. C'est lui ma dĂ©mence. Je sais, je suis perdu, ou sauvĂ©… je ne sais plus… mais je veux croire encore : non au futur ni au Royaume des cieux, mais en moi, en toi, en notre bonne Ă©toile. Il n'est jamais trop tard, cher gentil, n'est-ce pas ? Rejoindre enfin ma patrie charnelle… Seras-tu le bel astre qui charmait les bergers et conduisit les mages ? Puisque la Parole un jour, ou plutĂ´t une nuit, a pris chair dans la terre d'Orient, puisque mes mots aujourd'hui peuvent geindre ou hurler, je crois en cette puissance du verbe qui prend corps et palpite, dĂ©racine les montagnes, Ă©blouit les aveugles, ouvre une brèche dans le granit de ton silence…

(Le portable sonne encore. Fausse alerte)

LA FEMME

- AllĂ´ ? ChĂ©ri ? C’est toi ? Je ne t’entends pas. AllĂ´ ?…

Je ne comprends pas. Il devait me rappeler. Pour me dire ce que je dois mettre, la toilette qu’il prĂ©fère, celle qui va le mieux avec sa broche. La broche qu’il m’a offerte pour mon anniversaire. C’est drĂ´le, je n’ai plus envie de rire. Ou alors de rire jaune. [Pause] En 15 mois, nous n’avons eu que sept rapports sexuels, une misère. Sept baises en un peu plus d’un an ! Un peu ma faute aussi. Je voulais un amour pur qui ne me rappelle rien des vieilles turpitudes. Mais le corps a ses propres raisons… Le sexe est une urgence sans raison. Ni plus ni moins. Faut faire avec. Alors, j’en ai rajoutĂ©. La dernière fois que nous sommes vus, Ă  la sauvette, c’Ă©tait dans mon studio. Encore un tabou que j’ai brisĂ© pour lui ! Et ce soir-lĂ , je lui ai donnĂ© le maximum, ce plaisir de Sodome qui plaĂ®t tant aux hommes ! La première fois de ma vie. A 68 ans – 68 ans et 7 mois puisqu’il tient tant Ă  mon âge, – ce n’est pas si mal, non ? Et ce n’est pas une partie de plaisir, je vous assure. Pas beaucoup de putes de mon âge sur la place de Paris accepteraient de se faire faire l’arrière-boutique ! Quand j’y repense, j’ai honte. Non de l’acte, mais d’avoir gaspillĂ© ma tendresse. Il ne voulait, lui, que mes fesses. Ca rime mais ça n’a rien Ă  voir. J’ai tout soldĂ© pour lui. Je ne suis qu’une poule piaillant après le grain ! En vain. Mon cśur est au rĂ©gime forcĂ©. C’est lui qui picore mon blĂ© en me forant le cśur ! Je veux le casser, lui tordre le cou. Et quand il sera Ă  mes genoux, ce voyou, ce filou que j’adore, je lui ferai rendre gorge, je jubilerai, je lui crierai : « Petit mec ! Sale petit mec ! [Elle hurle]

Pour se calmer, Lucienne manipule son portable. Elle interroge le répondeur.

Une voix (off) :

« Bonjour ! Vous n’avez aucun nouveau message. Menu principal. Pour vos options, faites le 1. Pour votre annonce d’accueil, faites le 2… »

L'HOMME

Petit Rachid, je t’en prie. Il faut essayer, tu dois balbutier, il te faut dĂ©geler ton silence de mort… s'il te plaĂ®t, essaie encore ! Fais comme avec ton père ou avec Ibrahim : laisse parler ton cśur. Ce rĂŞve est ma folie, ma rĂ©demption, mes Ă©trennes… notre Bonhomme NoĂ«l visite-t-il ton bled ? Mon seul cadeau de toi, l'Inaccessible, ragazzo de mes nuits, et c'est ma seule excuse, ma faiblesse, mon ridicule – si tant est que tu me juges coupable et sĂ©nile – j'accepte ton verdict et je m'en fous, mais une fois, une seule fois, parle-moi, apaise-moi, Ă©pargne-moi. Ta jeune grâce m'agace les nerfs… [Il montre la lucarne] … et quand je trace pour toi ces bribes de tendresse, ton souffle sur le carreau givrĂ© embue mes souvenirs et dessine l'espoir. Laisse-moi t'avouer : c'est une nuit Ă©trange, d'exode ou de nativitĂ©, je ne sais et qu'importe ! Comme il y a très longtemps, Ă  des annĂ©es-lumière, dans ma chaste jeunesse, quand j'Ă©touffais ma honte d'inverti sous ma piĂ©tĂ© pubère, je sens poindre ce soir une vieille ferveur, un feu qui me dĂ©vore, qui a un goĂ»t de Dieu. D'ordinaire, je me mĂ©fie, je rĂ©siste et me bats, mais cette nuit… Je viens d'entrebâiller la lucarne mesquine (j'Ă©touffais trop dans ma carcasse glacĂ©e) : une sourde rumeur, Paris appesantie, de si haut invisible, juste une brisure de ciel. Tant mieux : l'infini nous relie. Par cette meurtrière ma pensĂ©e s'Ă©vade et ton âme fĂ©line s'y faufile. Et tout Ă  l'intĂ©rieur, juste sous les paupières, non, bien plus profond, dans le narthex du cśur, ton icĂ´ne s'incruste : je sonde ta bĂ©ance, je palpe ton mystère – comme un catĂ©chumène hagard en sa ferveur – en dĂ©vorant le ciel je sombre dans la prière :

"Sois mon aurore, ô rayonnant Désir qui fait pâlir le jour !"

Nous ne savons pas aimer, nous ne savons que nous enfoncer bouche contre bouche dans la nuit redoublée. (Luc Dietrich)

Epigraphe de la pièce