Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

Le duo des ténèbres - Extrait

L’HOMME

Très concentré, il rédige une lettre. Tout l’art du comédien sera de se distancier ici ou là, en déterminant d’abord soigneusement ce qui relève du texte en train de s’écrire et ce qui appartient au commentaire.

Il se fait tard, tendre inconnu, quand je commence ce courrier – jamais deux sans trois – perché dans ma minuscule et glaciale chambre de bonne. Depuis l'automne, je suis parisien une semaine par mois, pour « recyclage théologique » (histoire d'y croire encore un peu ou de donner le change). J’aurais pu loger à St Sulpice, gratuitement bien sûr. J’ai préféré me noyer dans la masse, pécheur parmi les pécheurs… Mais de là à moisir à Pigalle, dans ce meublé mal famé, au milieu des blattes et des grues ! Qu’importe, petit, mon confort est ailleurs. C’est à l’aube que je ressuscite : sitôt émergé du métro, je retrouve le clocher abbatial, l'endroit magique où l'émotion palpite encore… même si notre rencontre n'a pas eu lieu.

Ce matin de juin, en vain je t'avais guetté, plus d'une heure, accroupi sur la marche de l'église à Saint-Germain-des-Prés. J’étais si impatient, si ardent devrais-je écrire, que je ne ressentais ni l’inconfort ni l’étrangeté de cette posture bien peu respectable. Je tenais mon regard obstinément fixé sur le pavé, non par honte au milieu de toute cette foule mais par bonheur anticipé, pour mitonner la surprise, savourer à l'avance la détonante surprise de ces deux jambes d'homme qui allaient s’approcher, soudain s'immobiliser… Il m'aurait suffi alors de lever peu à peu les yeux. Ne te fâche pas, ce ne sera jamais un reproche, pas même un regret, juste une tendre nostalgie. Oui, je tenais à te l'écrire : ce lieu ô combien touristique, combien "littéraire", ne sera plus jamais pour moi banal et impersonnel, mais la trace tangible de l'enfant ébloui, à la fois signature, stigmate, sceau d'une promesse.

Tu seras sans doute surpris, peut-être fort agacé, par ce nouveau courrier. La sèche vestale de ton éditeur pontifiant à l'accueil t'a-t-elle bien fait suivre mes précédents messages ? Pour toi l'inconnu, le volatil, l'éternel silencieux… Je m'étais promis, je m'étais juré d'être sage, stoïque, philosophe pour tout dire et de chasser à jamais ton visage, ton nom… pas pour t'oublier ou te bannir de ma mémoire, mais pour ne pas souffrir inutilement, pour ne pas raviver la plaie de ton mutisme comme on souffle en vain sur des braises mortes… pour devenir – comme j'exhorte mes ouailles – "adulte" enfin et res-pon-sa-ble !

LA FEMME

N’insiste pas, Kiwi, même à toi je n’ai pas le droit de dire son nom. Tu jacasses trop, ça finirait par se savoir à l’hôtel. Je préfère devant toi l’appeler « B ». Son initiale. B comme Bertrand, Blaise ou Benjamin… en plus exotique, tout de même ! Non, non, n’essaie pas de deviner. Inutile de m’attendrir en penchant ta petite tête avec cet air narquois. Tu ne sauras rien. Même s’il est de la même couleur que toi, ce n’est pas une raison suffisante pour que je te mette dans la confidence.

Ça fait déjà quinze mois, B. et moi. …Un homme comme lui, il n’y en a qu’un, le mec de ma vie, une très grande pointure. Bref, lui et moi, ça fait déjà quinze mois, – seulement quinze mois ! – et nous n’arrivons pas à nous lâcher. Et je ne regrette rien, comme dit la rengaine, car rien n’est plus réel que l’amour. Pourtant, mon Kiwi, comment est-ce que je suis devenue cette prisonnière, à la fois radieuse et folle d’inquiétude ? Car, je ne le sais que trop, l’amour pour moi est improbable, le bonheur périssable… mais je suis tombée amoureuse, moi, Lulu, la pute au grand cœur, mais pute tout de même !

(…)