Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

Don Quichotte de Monclairgeau - Extrait

OUVERTURE

Noir.

Des pĂ©piements ; c’est l’aube.

Tandis que les oiseaux s’Ă©gosillent, la lumière croĂ®t.

Paul est assis en tailleur près du phonographe, Euterpe sur la chaise près du piano (les yeux fermés). Le (la) pianiste, derrière son instrument, est parfaitement invisible.

Les chants d’oiseau s’estompent.

Paul se lève et s’avance sur le devant de la scène, faussement dĂ©sinvolte, les mains dans les poches (en fait, il est intimidĂ©.)

Bonjour ! PlutĂ´t Bonsoir… Je m’appelle Paul Simon. Ou Simon Paul, c’est pareil. Paul, c’est le prĂ©nom, Simon, le nom de famille. Simon, de père en fils depuis des gĂ©nĂ©rations. Enfin, quand je dis « père »… chez nous, c’est un peu spĂ©cial. Le fils aussi est un peu spĂ©cial… (Court silence hĂ©sitant.) Dans trois jours, j’aurai vingt ans. Exactement le 17 aoĂ»t prochain, c’est un lundi. Depuis un mois et demi, je suis en villĂ©giature dans ma famille, au château de Montclairgeau dans le Jura oĂą vivent ma mère et mes quatre sśurs. Quant Ă  « celui que vous savez » - d’ailleurs vous ne savez pas, pas encore, je n’Ă©cris jamais son nom dans mon journal, j’Ă©cris toujours « qui vous savez ». J’ignore pourquoi, disons que moi, je ne tiens pas Ă  savoir. (Court silence.) Donc, « qui vous savez » nous a quittĂ©s il y a cinq ans. Il n’en pinçait que pour son violoncelle, c’est un artiste, un bohème quoi… alors la vie de famille… good bye ! Mère l’appelait son « sixième enfant ». Elle dit parfois que je lui ressemble un peu, que mes sautes d’humeur ont de qui tenir. Elle se plaint aussi que je suis un « romantique attardĂ© », que ce n’est pas bon pour quelqu’un qui fait Navale Ă  Stanislas et qui doit reprendre le flambeau. Donc, 9 mois sur 12, de dĂ©but octobre Ă  dĂ©but juillet, je suis interne Ă  Paris. Et l’Ă©tĂ©, je m’ennuie dans le Jura pendant trois mois… je m’ennuie souvent en fait… je n’ai que trois passions : les papillons, le vĂ©lo et les baignades dans la Dheune. Le tennis aussi… Ă  cause des filles. (Il cherche.) Et aussi, suis-je bĂŞte, la lecture et mon piano ! Donc, ça fait au moins sept passions, disons six et demi. Car, Ă  dire vrai, je collectionne les demoiselles, un peu comme mes papillons. Plus exactement, ce sont elles qui me collectionnent. Ce n’est pas la mĂŞme chose. Du coup, je m’y perds un peu …d’autant qu’il y a aussi Dady (avec un seul d), c’est un garçon qui voyage Ă  l’Ă©tranger Ă  cause de son père et qui m’envoie de drĂ´les de courriers (ces temps, il est au Congo). Quand on Ă©tait jeunes, on s’envoyait dĂ©jĂ  des messages cryptĂ©s. Il y a aussi Fabrice qui fait les Beaux-arts. Il a un talent fou ! (Paul s’emballe.) Vous posez pour lui, moins de cinq minutes après, votre portrait est croquĂ©, comme ça, Ă  main levĂ© ! Un vrai gĂ©nie ! (Court temps de silence.) Je l’appelle « Chat »… Ă  cause de sa dĂ©marche. Ces garçons, ce n’est pas une collection, plutĂ´t ma sĂ©lection, des condisciples, ce sont… c’est aussi… (Il hĂ©site et se tait.) Donc, l’Ă©tĂ©, comme tous les Ă©tĂ©s, je m’ennuie dans le Jura malgrĂ© mes papillons et mon vĂ©lo que j’ai baptisĂ© « Rossinante ». Ă€ cause de son maĂ®tre qui est atteint d’une douce folie. Mais depuis deux jours, Rossinante est attachĂ©e dans la grange car il pleut sans discontinuer. Alors, j’ai dĂ©cidĂ© de mettre de l’ordre dans mes chroniques. J’ai ramenĂ© de la capitale tous mes cahiers de l’annĂ©e Ă©coulĂ©e. Huit en tout, du 1er juillet 1919 jusqu’au 13 aoĂ»t 1920 (le 13, c’Ă©tait hier soir). Je vais tout relire, classer, corriger, rajouter ici ou lĂ  quelques petites aquarelles dans les marges. J’ai commencĂ© Ă  tout rĂ©capituler hier soir, très tard et ce matin je suis tellement Ă©reintĂ© que je ne sais pas si je vais continuer. Continuer Ă  classer et mĂŞme Ă  Ă©crire. En fait, je ne sais pas si je vais continuer Ă  tenir ce journal. Parce que, Ă  ce rythme, une chronique par soir depuis que j’ai quatorze ans… mais j’allais oublier, j’ai une amie, une grande amie ! Celle-lĂ  je ne la collectionne pas, je la bichonne, je la tiens captive en moi, otage de ma dĂ©mence. C’est ma confidente. En plus, c’est une princesse, une lady, belle, belle… belle Ă  me damner. Elle s’appelle… je l’appelle Euterpe. En fait, j’ignore son vrai nom. (En riant.) Nous n’avons toujours pas Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s !

Paul retourne s’asseoir (en tailleur) près du phonographe. La cantatrice se lève, ouvre enfin les yeux et chante Villanelle des « Nuits d’Ă©tĂ© » (Berlioz).

Quand viendra la saison nouvelle

Quand auront disparu les froids,

Tous les deux nous irons, ma belle,

Pour cueillir le muguet aux bois ;

Sous nos pieds Ă©grenant les perles

Que l'on voit au matin trembler,

Nous irons Ă©couter les merles

Siffler.

(…)