Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

- Je voulais vous dire, Julius… J’étouffe avec la chemise que Nico m’a prêtée. Ce n’est pas ma taille. Surtout l’encolure et ce satané nœud papillon. Je sais, vous êtes strict sur la tenue, mais si je pouvais juste…

- Ah ! J’attendais ta révolte ! Bravo, ton stoïcisme a duré assez longtemps. Mais il y a des limites à tout, n’est-ce pas ? Même pour faire plaisir à l’ancêtre ! En fait, j’avais tout prévu mais j’ai fait durer le supplice un peu trop longtemps. Tu ne m’en veux pas d’avoir été un petit peu sadique ?

Raphaël ouvre de grands yeux. C’est vrai qu’il est rougeaud notre ange, sans ailes pour s’éventer ! Qu’est-ce que Julius va encore inventer ?

- Va dans la chambre du fond. Tu trouveras sur le lit un paquet. Ouvre-le et essaie… Prends ton temps. C’est mon cadeau d’anniversaire. Mon premier, car j’en ai prévu trois. Tu vois, on ne compte pas quand on aime. Beati possidentes !

Le gosse s’est éclipsé. Julius savoure son latinisme parfumé à l’Armagnac. Il le savoure d’autant plus qu’il en détourne à présent le sens. Les yeux fermés, la gorge en feu, il déguste : bienheureux, non ceux qui accumulent le vent dans leurs outres percées, mais celui qui se dépossède de soi. Seul. Royal. Volontaire. Complot délectable que Julius a ourdi en sa faveur contre la cohorte des crédules. Quel tour pendable il va leur jouer ! Tous ces idolâtres ! Tous dans le même sac, les enturbannés de la Foi, les croisés de la Morale, les sectionnés de la Torah et tous les autres coquins, dans le même sac, bien étanche, serré, ficelé. Et qu’ils hurlent dedans et se débattent, qu’ils se battent entre eux, qu’ils se lacèrent jusqu’au sang, qu’ils dépècent le cadavre de Dieu comme des hyènes puantes…

Réminiscence fulgurante. Le sac de jute. La cave. Le bassin de ciment. Son beau papa si nerveux. Le cérémonial cyclique auquel l’enfant assistait en cachette : la noyade des chattons. En grappe, yeux clos, petites bouches roses, cris éperdus durant l’empaquetage. Puis l’écoulement du temps… Sa jouissance horrifiée. Sa détestation des chats. Déjà sa fascination de la fin. Fin de tout. Plus rien. L’espoir qui crève, le sens qui fuit, l’amour dégonflé, l’espoir qui miaule, l’ultime soir s’éternisant… et le verre du condamné. Mais quel verre ! Un alcool de trente ans d’âge, ce n’est pas rien tout de même. Un petit rien en avant-goût du grand Rien. Futé et jouissif, non ?

A brèves gorgées, les yeux clos, Julius lape l’instant qui fuit.

(extrait du chapitre 17)