Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

Raphaël s’affaire à ses fourneaux et Julius ne le quitte pas des yeux. Le garçon arbore un polo bouton d’or et un immense short kaki surplombant deux baskets monstrueuses. Quelle mode étrange ! se dit Julius. Quel manque flagrant d’harmonie ! Comment un jeune gay peut-il mettre en valeur ses formes postérieures, surtout quand elles sont déjà menues par nature, si la taille du pantalon flotte au-dessous du fessier tandis que l’ourlet chatouille le mollet. Pour couronner le tout, un immense tablier amidonné (Julius ne s’en est jamais servi) que le cuisinier a enfilé sans façons pour ne pas se tacher.

- Je peux te poser une question, Raphaël ? N’es-tu pas un peu à l’étroit dans ton short ? Tu fais vraiment peine voir.

Raphaël se retourne, le regard rieur, une casserole dans une main, une spatule dans l’autre.

- Vous n’aimez pas ? En fait, vous voulez me mettre en boîte ! C’est pas mon fute, il appartient à Nico. Les fringues, c’est pas trop mon truc, et comme l’été ne dure que deux mois, je ne vais pas faire de frais. Alors, je lui ai emprunté.

- Qui est ce Nico ?

- Un copain. Un bon copain… Je l’ai rencontré à la piscine et on bosse de temps en temps nos cours de l’année dernière.

- Ah ! Je vois… Deux petits jeunes gens très studieux et qui se prêtent gentiment leurs effets…

Raphaël a rougi légèrement en touillant sa sauce. De toute évidence, il ne souhaite pas s’attarder sur le sujet.

- Rien de plus facile que les pâtes au Nutella. Vous voyez, j’ai d’abord fait cuire les nouilles sans huile ni sel. C’est très important. Surtout ne pas saler. Ensuite, j’égoutte… (Raphaël joint le geste à la parole)… je les remets dans la casserole, toujours pas de matière grasse… Je rajoute par contre du Nutella, à profusion. Bon, la couleur est étrange, mais, vous allez voir, c’est hyper bon. A table !

L’apprenti cuistot déverse dans les assiettes le magma brunâtre. Julius observe attentivement, stoïque. Raphaël a failli se jeter sur son plat préféré, il se ravise et attend son invité en le stimulant d’une voix engageante.

- Allez-y, monsieur Julius. Je vous assure, c’est un régal.

- Je n’en doute pas et je n’ai pas peur. Tiens, avant de commencer, peux-tu ôter ton tablier ? Je ne supporte pas de voir quelqu’un en tablier au moment du déjeuner… J’ai de vieux principes : les bras nus à table, les lunettes de soleil… (un flash alors qu’il porte la fourchette à sa bouche : Martyn, l’été, sur la terrasse… Leurs éternelles disputes à propos de son torse dénudé. Julius ne cédait pas, pas avant la chemisette réglementaire et il le regrettait presque aussitôt quand disparaissaient sous la cotonnade les épaules rondes, mordorées, si apéritives…)

- Vous rêvez ? Un étrange goût venu d’ailleurs, n’est-ce pas ?

- Excuse-moi. J’étais absent, juste un souvenir… Oh ! oui, je t’aime mieux comme cela, avec ce polo couleur de soleil. Tu es resplendissant, sais-tu !

Les yeux de Raphaël clignotent. Pour réfréner son trouble, il fait mine de savourer en fermant les yeux.

- C’est royal, n’est-ce pas ? Vous voyez, pour vous, c’est simple à cuisiner. Et en même temps, c’est assez raffiné. La nouille seule, ça a peu de goût, c’est d’une banalité affligeante. Mais avec un peu de pâte à tartiner, le tour est joué. Qu’en pensez-vous ?

Julius acquiesce de la tête. Il mange très lentement. Il ne déguste pas, il s’alimente. Par obligation, et aujourd’hui par obligeance : Raphaël a bien travaillé, il s’est appliqué pour lui. Julius a pressenti dans son zèle un peu brouillon, non seulement de l’enthousiasme, mais une pointe d’orgueil et beaucoup de gentillesse. A force de manger en solitaire, de grignoter plutôt, de mastiquer avec application dans un silence sépulcral, Julius avait oublié cette sensation de se sentir accueilli et étonné. Bichonné pourrait-on dire. Ce môme s’est plié en quatre pour lui, le vieux grincheux de service ! A présent, il n’a vraiment pas le droit de faire le difficile. A l’évidence, ce plat exotique n’est pas ce qu’il préfère, il ne subsistera pas dans ses annales (La gastronomie ! Il y a belle lurette…) mais par contre, la vision de ce mirliton… Si on lui avait prédit il y a deux mois qu’il aurait encore la force de dévorer des yeux un ravissant maître-queux si alerte, si exubérant, si enthousiaste, si outrageusement vorace, si délicieusement inélégant dans son accoutrement d’adolescent attardé… Pas de désir mal placé bien sûr, surtout pas à son âge, non, juste une euphorie rafraîchissante, un bien-être plein de candeur, une béance à un événement simple et joyeux, un rien surréaliste et totalement improbable.

(extrait du chapitre 8)