Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

(…) Le plus difficile : débuter une nouvelle journée. « Une de moins », soupire le commun des mortels. Une de plus en moins jubile Julius ; c’est sa formule, et, sous sa couette, il savoure chaque matin le compte à rebours fatidique.

Dommage qu’il y ait l’ennui, ça gâche tout. Une nouvelle journée… Mardi ? Mercredi ? Quelle importance ? Aucune, puisque chacune de ses journées est identique. Si, en fait, tant qu’on est encore dans le circuit, en place dans l’organigramme, il est important de se souvenir de la date, de se situer dans l’existence. Un calendrier, un agenda, des anniversaires à souhaiter, des repères immuables, Noël en décembre, les soldes en janvier, le défilé sur les Champs la semaine prochaine, etc. Un semblant d’organisation pour baliser la course à l’abîme. On est donc vendredi, voilà un point acquis.

En fait, ce qui préoccupe Julius, ce sont les réflexes de sa mémoire. Ça dérape quelque part, c’est parfois ramollo, son cortex fuit comme une passoire rouillée. Oui, ses réflexes lui semblent amoindris. L’âge ou la maladie ? La morphine… à moins que ce soit l’Imovane ? Pourtant, il ne force pas la dose. Mais il y a eu surtout le terrible coup de semonce : le cauchemar, son cauchemar de la nuit de samedi.

« C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit. » Merci, Racine ! Ce fut tout à fait ça, l’avant-dernier week-end. Julius avait fait un rêve inquiétant, plus exactement, paralysant. Il se trouvait dans un dortoir, au fin fond de la Bretagne. Ses camarades le secouaient pour le réveiller et lui, tout jeune enfant, les suppliait en pleurant. C’était une souffrance énorme, une panique, une avalanche de sanglots et de hoquets : « Mais où suis-je ? Je ne me rappelle plus qui je suis… ce que je fais là… pourquoi est-ce déjà l’heure ?… Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous pour moi ? Aidez-moi ! Je vous en supplie, aidez-moi ! » Et les autres insistaient, leurs bourrades d’aînés devenaient moins amicales : « Lève-toi, lève-toi tout de suite, c’est l’heure ! » Malgré la camisole chimique qui lui procurait un sommeil de plomb, Julius était parvenu à émerger de ce cauchemar comme un malheureux albatros emmazouté. Mais, ô terreur, lui-même était désormais contaminé par son rêve. Englué dans son propre cauchemar. Julius ne parvenait plus à se situer pour de bon, - dans le réel – il ne parvenait plus à articuler ni son nom, ni même son prénom, ni son âge, ni la période de son existence, ni la ville où il était censé habiter, ni cette chambre inconnue. Rien. Le trou noir. Julius ne parvenait plus à reconstituer le puzzle de son existence. Hagard dans son lit, il bataillait, tentait de ressouder les contacts dans son cerveau chloroformé. Peine perdue. Alors, comme un automate muet, terrorisé par cette amnésie existentielle, égaré dans un no man’s land vertigineux, pour s’accrocher à une berge tangible avant de s’enliser tout à fait, le vieil homme s’était mis à palper son propre corps, ses cheveux ras, l’orbite de ses yeux, ses joues ruisselantes qu’il massait et étirait jusqu’à sentir l’os de la mâchoire et le crochet de la prothèse déboîtée. Affolé, il palpe maintenant sa gorge, ses aisselles, ses bras amaigris, son ventre chaud. Ses doigts s’enroulent enfin autour de son sexe flapi. Mort-vivant ? Mort ? Vivant ? Vivant. C’est cette touffeur mouvante – si peu mouvante - qui l’a peu à peu rassuré, qui a décongelé son identité. C’est l’instinct des viscères qui, dans la chaleur complice du duvet d’oie, avait ranimé sa vigueur cérébrale, le fameux ordinateur si performant qui avait été piteusement battu en brèche par un songe absurde. Car pourquoi la Bretagne ? Pourquoi ce dortoir du séminaire qu’il pensait avoir oublié à tout jamais ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi moi ? Qui est « moi » ? C’est quoi tout ce moi qui part en lambeaux ? Julius avait mis beaucoup de temps à s’extraire de cette délitescence de la conscience. Tâtonnante et laborieuse mise en phase des connexions. Puis, peu à peu, l’éclaircie cérébrale, toutes les pièces du puzzle péniblement désensablées et vaille que vaille ressoudées. « Je m’appelle Julius… un appartement à Paris… Paris Ouest… écrivain à la retraite…enfin, retraite forcée… à sec… complètement foutu… ma solitude… le départ d’Andrews… quand, au fait ? Il y a douze ans ? Déjà douze ans ? Plutôt dix… » (Souvenirs cotonneux. Ah ! Cette paresse des associations…)

Julius est à présent tout à fait réveillé. Exténué et grelottant. Ce long combat mental, qui n’avait peut-être duré en réalité qu’une fraction de seconde, a été une de ses plus rudes épreuves. L’angoisse fondamentale : le rien, le néant, le zéro absolu. Ne plus dire, ne plus penser, ne plus pouvoir penser « je », ne plus ressentir « je ». L’impuissance absolue, la suprême démence, le début de la déchéance. Mais pourquoi s’était-il alors débattu ? Pourquoi n’avait-il pas pu consentir à sa propre dissolution ? C’était l’occasion ou jamais, un peu inconfortable certes, mais inespérée. Couler en pleine nuit, proprement. Ni vu ni connu. S’éclipser discrètement au détour d’un mauvais rêve, après quelques soubresauts de résistance. Un effroi à peine douloureux, plutôt une sorte d’anesthésie globale, à peine gênante, pas même douloureuse, juste sidérante pour l’orgueilleux cerveau lucide mais inopérant. Pourquoi avait-il alors regimbé ? Pourquoi Julius s’était-il débattu ? La peur du noir ? Le poids du silence sur sa poitrine haletante ? Ou était-ce son imagination qui s’était emballée au quart de tour ? D’ordinaire, de nuit comme de jour, rien n’effraie plus Julius – du moins il le prétend -, ni la solitude, ni les courants d’air, ni les formulaires administratifs ni les menaces de grève, ni les billetteries automatiques ni la crétinerie universelle, rien, rien de rien, absolument rien, pas même son cancer, ni sa fin qu’ils disent prochaine… Peur de rien, c’est entendu, mais alors pourquoi une telle panique ?

Sentir sa fin prochaine, comme le riche laboureur, on ne peut pourtant rien demander de mieux. Il est donc requis de ne pas résister. C’était l’occasion rêvée de se faire la belle ! Trop las, trop lâche. Une fois encore, Julius avait été lâche, pas à la hauteur. Pitoyable. Son instinct de conservation avait été une fois encore le plus fort. Comme il haïssait en lui ce geôlier sadique, comme il s’accrochait pourtant à ses basques au point de le courtiser en douce ! Pitoyable Julius, non seulement pédé, mais lèche-cul du destin ! Oui, cette nuit-là, une fois de plus, il avait lâchement capitulé. Il avait eu peur, tout bonnement, tétanisé de terreur et il s’était débattu pour remonter désespérément à la surface car il avait touché du doigt le naufrage absolu : le naufrage du moi. Cette chose que vous appeliez « moi », ce misérable « moi », ce simulacre d’existence, toute cette viande qui pense, défroque pitoyable, dépouille hypothéquée et déprogrammée de toute éternité… Voilà que son propre corps se désagrégeait, le cerveau se liquéfiait à son tour et tout se fondait dans la brume : ni passé ni futur, ni jeune ni vieux, ni gagnant ni perdant, ni âme ni corps ni esprit ni rien du tout, plus rien, pur rien, nada… NADA. Est-ce cela la démence ? Les prémices d’Alzheimer ? La folie, plus redoutable que l’agonie ? Les deux à la fois ? - Tout doux, l’ami : rien de nouveau sous la lune, tout est dans l’ordre des choses. Pas de quoi s’indigner ni faire la fine bouche. Ça tremblote et ça radote juste avant les couche-culottes ? Normal, non ? Dans l’ordre des choses… Mais Julius - c’est son excuse - manquait d’entraînement, non de détermination. Sur le point de devenir rien, il s’était débattu, il avait paniqué, il avait lutté. Normal aussi, non ? Comme la biquette de Monsieur Seguin. Sauf que lui, provisoirement, n’avait pas été bouffé tout cru. Il avait été indocile, et même lâche, c’est entendu, mais le plus fort – ô mort, où est ta victoire ? – provisoirement le plus fort et cette vanité un peu sotte avait une douceur de péché véniel.

Donc encore en vie. Avec un soupçon de vexation, soit. Mais un brin de contentement. Provisoirement en vie. Recroquevillé sous la couette, ce dimanche-là, Julius était sonné, partagé entre gratitude et dépit. Valeureux Julius ! Le premier à encenser la mort libératrice et le premier à avoir eu peur du noir et à crier « Maman ! ». Julius Minus frissonnait à présent. Echoué sur la grève. Si pitoyable. Si couard. Si las d’être lâche… Il ne lui restait plus néanmoins qu’à prendre son mal en patience, avec son analgésique fétiche : la musique, quelques mesures de musique. De quoi émerger en douceur en se dilatant de plaisir. Envie de se dorloter un peu, encore un tout petit peu. C’est permis, non ? On était dimanche après tout, la trêve enfin, le Jour du Seigneur. Chienne de vie, qu’elle carillonne, qu’elle ressuscite ! Qu’il baise mes lèvres, mon doux Sauveur ! Qu’il arrête la civière, qu’il me dise « Ephatha ! » et qu’il me guérisse, s’il le peut, s’il l’ose, mon doux branleur galiléen ! En fait, Julien n’avait pas envie de blasphémer, c’était juste un souvenir clérical – l’anamnèse proclamait-il alors du maître-autel du haut de ses trente ans - juste un relent d’encens, quelques notes de cromorne au positif de l’orgue… Tout ça est si loin. Dans une autre vie… Aujourd’hui, l’essentiel pour Julius, c’est de remonter la pente. En douceur et en musique. Adagio cantabile. Car la musique, c’est sa vie… sa survie… nuit et jour dans le temps qui fuit… La vie et en même temps l’ennui, l’ennui qui jouit… Musique émolliente. Confidence. Connivence. Ni tristesse ni désespoir en fait. Plutôt une langueur pleine de nostalgie. Comme l’enfance. Comme la solitude. Comme la mort. Mais que sait-on de la mort ? Qu’en savons-nous ? Qu’en sait Julius ? Rien et il n’en avait que faire ce fameux dimanche matin, au sortir de son rêve dissolvant. Résigné, rasséréné, Julius avait eu le bon réflexe, le seul : tendre sa main décharnée sur le drap pour saisir la télécommande. Que la musique soit ! Et la musique fut. Et ce fut le matin, un autre matin. Et voici qu’une prime lui était même offerte : au lieu d’une ogresse wagnérienne, le violon de Wolfgang ! Miracle ! La musique de Mozart, le silence de Mozart… car le silence qui s’ensuit - le silence mozartien - c’est encore de la musique accompagnant l’extase.

(Extrait du chapitre III)