Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

ÉMOIS (extrait page 183)

47. Chronique d'une vie clandestine ordinaire

(Chronique parue sur lemonde.fr le 8 septembre.

Texte sélectionné par la Rédaction.)

Surprise ! Youssef a accepté l'invitation au restaurant. On y sert des spécialités kabyles : le clandestin a dû s'y sentir sinon à l'aise, du moins en sécurité. J'ai déjà parlé ici (28/03/09) de celui que j'appelle Youssef par principe de précaution, Julius étant le pseudo du vieil artiste qui l'héberge depuis 4 ans.

Par une bizarrerie inexpliquée, notre jeune ami échappe aux chiffres officiels que le ministre vient d'exhiber (17 350 éloignements) sans préciser combien de rétentions et d'interpellations furent nécessaires pour parvenir à ce chiffre ni combien de nouveaux Européens sont concernés (aussitôt expulsés, vite revenus). Interpellé en juin puis reclus 3 semaines à Roissy, Youssef - ayant refusé d'embarquer car le terminus était trop loin de sa Kabylie natale - s'est vu conduire à Créteil où un jugement expéditif l'a interdit de territoire pour 2 ans. Puis, ô prodige, il a été lâché dans la nature et le soir même, penaud mais ravi, venait sonner chez Julius. Un avocat nous a expliqué que cette procédure était banale, les prévenus désormais fichés bénéficiant d'une liberté provisoire. Pourquoi ? Parce que les reconduites à la frontière sont onéreuses. Selon la Cour des Comptes, la rétention d'un sans-papiers coûte 13 550 euros, l'expulsion dépassant 20 000 par tête. Bref, Youssef échappe au bilan en trompe-l'œil d'Eric le Preux en épongeant les dettes de l'État. Et il est à nouveau libre. La vie est belle, alors ?

Ni plus ni moins belle qu'avant, juste un peu plus compliquée : du boulot en moins, plus risqué ; davantage de stress. Durant ses vacances de rêve à Roissy, Youssef a perdu l'emploi qu'il tenait le week-end sur un marché. Normal, si tous les patrons n’attendaient pour embaucher que le retour des indésirables en cabane, où irait l'économie parallèle ? Donc, un job par-ci, un emploi précaire par-là, sa vie va couci-couça. Plutôt couça ! ajoute Youssef en riant, lui qui est de plus en plus poreux à l'humour et à la subtilité du français. Il nous raconte sa dernière tuile. Il devait refaire en 4 jours un appartement. Pour prouver à son énième employeur qu'un Algérien peut travailler vite et bien, il boucle fièrement son chantier en 2 jours. Le patron le félicite et lui donne la moitié du salaire convenu puisqu'il a bossé à mi-temps. Imparable logique, comme lorsque Iago conclut impavide à propos de Shama, ce môme esseulé depuis que son papa croupit en rétention : « Des cas humanitaires, nous en traitons régulièrement mais il y a des lois. »

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