Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

Avant-propos

Paul a disparu au cœur de l’été, selon toute vraisemblance un 14 août, date anniversaire où tendresse et gratitude me font aujourd’hui écrire ces lignes en préambule. Ce malheur laissait quatre sœurs et une mère anéanties alors que le père, musicien bohème, avait depuis longtemps déserté le foyer. Mon cher jeune homme aurait eu vingt ans trois jours plus tard.

J’ai retrouvé par hasard les huit derniers cahiers de son Journal (« Mes Chroniques » n°XLI à XLVIII, d’août 1919 à août 1920) où danse une fine écriture violette éclairée ça et là de lavis. Tout de suite, je me suis emparé de ce manuscrit ; Paul, lui, s’est emparé de moi ! Ses émotions ranimaient les miennes, mes mots sculptaient les siens. Dès les premières lignes (péniblement déchiffrées), nous nous sommes infiltrés. Plus que l’osmose, la transsubstantiation : je devenais lui ! Paulus est enim corpus meum. Sacrilège ? Non, pur miracle littéraire : écrivant sous la dictée d’un regard profond (sa photographie épinglée au-dessus du clavier), je me suis transfusé en ressuscitant Paul, en redonnant vie à ce Jura qu’il aimait tant sillonner à vélo, aux incessantes questions qu’il se posait sur son avenir, aux êtres chers (entourage essentiellement féminin) dont il voulait affectueusement se déprendre. Mes paysages, mes interrogations, mes propres détachements… Plus que tout, comme tout adolescent, comme tout être humain, Paul aspirait à aimer, peut-être davantage à aimer qu’à l’être en retour. Encore fallait-il découvrir le visage élu : cousine séductrice ou Messire Inconnu ? Troublant et éternel mystère des êtres authentiques qui se cherchent sans relâche pour advenir à eux-mêmes sans fard. Quoi qu’il en coûte. Quelle qu’en soit l’issue.

On a écrit que le suicide permettait de mourir guéri. Une façon optimiste de voir les choses ! Est-ce que ce fut le choix de Paul ? Qu’il soit mort noyé dans sa vingt-quatrième année comme l’indique sa biographie ou la veille de ses 20 ans comme ce journal romanesque en a décidé, peu importe ; les raisons de son départ prématuré nous seront à jamais inconnues. Curiosité au demeurant indiscrète et pour finir oiseuse. Donc pas d’extrapolation, seul le texte : affleurent au fil des pages de menus indices, ici patents, là aussitôt contredits, toujours semés par un Poucet déroutant, tour à tour facétieux et tourmenté, spontané et appliqué, naturel et un brin poseur, aussi hanté de fantasmagories qu’acharné à vivre – et avec quel entrain, sacré nom d’un macaroni !

Au fil des pages, alors qu’émerge des feuillets jaunis de L’Economie Ménagère une époque corsetée et saturée de religion, j’ai découvert un garçon étincelant, sensible, tourmenté, drôle, lucide, d’une insatiable curiosité, avec les défauts (charmants) de ses qualités, contemporain pour tout dire et, par la seule magie des mots – les siens, les miens sans cesse entrelacés –, j’ai éveillé un être pour toujours jeune et beau : Paul l’Immortel ! Ce sont les derniers fragments de son Journal que je livre ici, une année de vie parisienne entre deux étés campagnards, pages d’étudiant que j’ai décryptées, intériorisées puis orchestrées. Délicieux labeur : chaque jour, passion et patience combattaient en moi, notre oeuvre prenait forme peu à peu, trop vite à mon gré puisque l’échéance connue par avance me poignait le cœur, puisque je la redoutais ayant d’emblée élu Paul pour le façonner fils, frère et amant. Et aussi alter ego : cet adolescent vibrant que je n’ai pas pu ni su être – lancinant regret – et que mon « Don Quichotte de Montclairgeau » (comme il aimait à se désigner par ironie) m’a permis de devenir sur le tard, à quelque soixante années de ma naissance et à plus d’un siècle de la sienne.

1919… 2008… Une piste de plus en plus effacée après tout ce temps écoulé, une seconde piste littérairement retracée – à dessein, pour mieux canaliser le présent. Car la vie est un fleuve bouillonnant, pas un bras mort. Dès lors, qu’importent les années qui passent ! Quelle importance s’il s’agit de Paul ou de Michel ? Ou de quiconque dès lors qu’il consent à apprendre à vivre, déchiffre sa propre humanité, ne demande et ne rend des comptes qu’à lui-même. Seule l’âme, frémissante, accaparante, intemporelle donc jamais vieillissante. Seul le bel aujourd’hui ; « vierge et vivace », ajoute le Poète. Oui, la durée est abolie : le passé est mort mais le texte palpite, le présent est réenchanté car la langue est baume et parure. « La réalité est fiction, note Barthes, l’écriture est vérité : telle est la ruse du langage. » Et l’ineffaçable fidélité. Les mots possèdent en effet assez de force pour redonner vie aux souvenirs et assez de douceur pour soulager certains maux lorsqu’on en fait le récit.

Telle fut avec Paul ma complicité de plume, tel demeurera notre lien de cœur. Funeste bonheur ! objectera-t-on. Félicité factice aussitôt évaporée. Oh non ! Bonheur réel et immortel dès que les mots sont susurrés, dès que les phrases s’enchaînent. Du coup, noir sur blanc, l’émoi se déclenche, le contact s’établit, le compagnonnage reprend et s’amplifie. C’est en tout cas mon vœu le plus cher pour aujourd’hui : que chacun de mes lecteurs… mais il ne pourra s’agir que de lecteurs exigeants et persévérants ! Qu’il s’en trouve au moins un pour s’attacher à cet enfant perdu emmailloté dans mes mots autant que dans ses songes : il le bercera, le réchauffera et à son tour l’adoptera.

Saint Loup-de-la-Salle, 14 août 1919

Boulogne-Billancourt, 14 août 2008