Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

MALAISE DU SÉMILLANT DANSEUR

(...) À cette vue, Madame de Jouffroy s’approche inopinément, souhaitant apprendre de moi cette nouvelle danse. C’est une femme à la quarantaine avenante et d’une grande distinction dans sa robe de crêpe mauve. Je préférai décliner poliment son offre d’autant plus qu’elle se plaignait en souriant de son neveu inapte à la danse et qu’elle me désigna d’un vif coup de menton, souhaitant me le présenter ensuite. Elle venait en effet de discuter avec Mère qui avait dû lui parler de mon avenir. Je regardai donc du côté de la porte-fenêtre : c’était mon blond officier de marine qu’elle me désignait, en grande conversation avec le Colonel Combe ! Je battis promptement en retraite, déclinai l’offre en prétextant une soif tyrannique et allai m’effondrer sur un siège, tout près du buffet. Chose étrange, ce n’est pas mon précédent émoi qui me reprit, dieu merci, mais un de ces terribles coups de Trafalgar dont j’ai l’habitude. Un sérieux cafard, brutal et imprévisible comme à chaque fois, une vraie lame de fond qui me laissa groggy de longues minutes. Peut-être n’était-ce que l’alcool qui, associé au tempo frénétique de la danse, faisait son effet à retardement ? Je pris soudain conscience de qui j’étais et où je me trouvais. Le fait est que, pour la première fois, alors que jusqu’à présent je n’avais eu d’yeux que pour les bouches ou les hanches de mes diverses partenaires (et fugacement leurs gorges), c’est donc pour la première fois que j’aperçus, sagement assis en cercle, l’aréopage distingué des pères et des mères. Ils étaient tous là, en rangs d’oignons décorés en sapins de Noël, les Dosmann, Terrier, Villard, Grimal, de Vandelle, de Virville, le tout couronné par l’imposant Capitaine de Beaufort en personne. Jusqu’à cet instant, m’amusant comme un fou, me grisant de ma propre virtuosité, il m’avait été fort indifférent d’avoir tout autour de moi une galerie de géniteurs nous regardant danser. Mais je les vis alors pour la première fois, en masse, attentifs et protecteurs, comme sur une autre rive se rapprochant dangereusement : tous ces quinquagénaires moustachus et ces vieilles beautés emperlées. Les pupilles des dames, étincelantes d’orgueil, voilées parfois d’une fugitive nostalgie, couvaient maternellement leur progéniture, jeunes vierges frétillantes ou faisant tapisserie, bientôt promises, demain soumises. Quant aux époux, ils étaient ventripotents, avantageux, débonnaires, la poitrine sanglée dans le smoking, le gilet déjà un tantinet débraillé, le verbe haut et coloré, leurs regards joyeux, impudents, parfois un rien lubriques. Et tel un couperet, le verdict s’abattit sur moi sous la forme d’une pensée patente, funèbre dans son obscénité : est-ce donc ainsi qu’on aime ? Qu’ils ont aimé ? Qu’ils se sont aimés, se promettant monts et merveilles ? Qu’ils vont vieillir ensemble sous le joug des mondanités ? Et ce sera ainsi de génération en génération… avec ce morne orgueil outrageusement joué ici, et si vain, si cruellement vain, puisque le temps passe, le temps menace, le temps efface… Le corollaire suivant me glaça jusqu’à la moelle : l’amour ne résiste pas à cette dérive. Le carquois d’Apollon est vide et Vénus exhibe ses fanons. Tétanisé par cette sinistre nouvelle, n’osant plus fixer le cercle parental, je restais pétrifié sur mon siège, entre deux vapeurs d’alcool, yeux mi-clos, tel un pantin désarticulé. Je me sentais anéanti, prématurément vieilli à mon tour, extralucide néanmoins et impitoyable, à jamais vacciné, mais sans antidote pour le sinistre diagnostic qui m’avait terrassé : Eros s’apaise, Eros s’ennuie ; vous possédez ce qui ne vous manque plus et c’est ce qu’on appelle un couple ! De mariage en ménage, de ménage en naufrage…