Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

(scène 16)

Raphaël fait son entrée sur scène, pieds nus, vêtu d’un survêtement d’une blancheur éblouissante.

RAPHAEL – Whaouuuuuuu ! Et maintenant place aux stars ! Alors, monsieur Julius, comment vous me trouvez ? Ça me va ?

JULIUS - Quelle apparition, Raph ! Tu m’as fait sursauter. Approche. Laisse-moi t’admirer… Tourne-toi.. Il me faut un peu de temps avant de donner mon verdict.

Raphaël tourne sur lui-même devant Julius.

JULIUS - Raphaël, ta vision… c’est si inattendu… Tu me dégrises complètement. Il faut que je m’habitue. Laisse-moi encore un peu de temps, veux-tu ? Laisse-moi rêver.

Oui, c’est cela, joue au mannequin si tu veux, fais des allées et venues… bouge un peu afin que le tissu s’anime sur toi. Quand j’ai offert cette splendeur à Andrews, il n’a pas pu essayer, il n’en a pas eu le temps…

Raphaël s’arrête net.

RAPHAEL - Andrews a porté ça ?

JULIUS - Jamais, je te dis… C’était la veille de l’accident, il y a onze ans…son cadeau d’anniversaire. Il ne l’a jamais porté, pas même essayé. J’avais passé plus d’une heure chez Berteil avant de dénicher cette merveille : pas de bande sur le côté, aucun sigle tapageur. Aucun gadget. Rien. Tout : la coupe impeccable, la qualité du coton. Tu peux tâter, Raph, c’est très classe… Et la coupe ! Le genre de perfection intemporelle qui défie la mode. Tourne-toi, s’il te plaît… Hum ! c’est bien ce que je craignais, un petit problème de taille… Pour toi, la taille inférieure aurait suffi.

RAPHAEL - Je trouve pas. Je déteste être serré, moulé. Vous savez, tous ces trucs de pédé ! Moi, j’aime le confort, quand c’est ample et que le corps respire… Vous avez fait une folie, Julius ! Et je suis si fier de porter le survet d’Andrews ! C’est si confortable, si léger… si je voulais, je pourrais m’envoler ! Et en même temps on est bien tenu, j’ai l’impression d’être protégé. Putain, ça flashe ! Le Chevalier blanc !

JULIUS - Tu aurais préféré peut-être une couleur éclatante ? Les couleurs chaudes te vont si bien. Du rouge ? Ou du jaune, comme tes polos…

RAPHAEL - Non, non, je me sens dans mon élément. C’est juste un peu solennel… Et rudement fragile. Gare au Nutella ! Je ne sais pas si je vais l’emporter en camping… mais Andrews, vous m’en avez pas beaucoup parlé… c’était qui, au juste ?

JULIUS – C’est de l’histoire ancienne… Le passé est définitivement passé. Mais, j’y pense, Raph… je voulais te demander un petit service ce soir. Trois fois rien. Enfin, non, pour moi, c’est très important. Tu m’as bien dit que tu avais fait du théâtre l’an passé ? J’aimerais que tu me lises un texte. Le mieux possible, avec de l’expression, de la conviction, tu me comprends. Il faut aussi du souffle car c’est une très longue phrase, d’un seul tenant, à en perdre haleine. Tu acceptes le défi ?

RAPHAEL - Bien sûr, si vous voulez. Mais je suis pas Francis Huster ! Vous risquez d’être déçu.

JULIUS - Je ne serai pas déçu par toi, Raph. Jamais. Tu me crois ? Tiens, voici le texte… le dernier chapitre… tu te souviens ? Ce livre mystérieux livre que tu m’as aidé à terminer. Sans le savoir bien sûr, il n’empêche.. Si, si, ne rougis pas sans cesse, c’est grâce à toi, je t’assure, et je t’en remercie. Allez, lis maintenant et applique-toi. Je suis prêt. Vas-y.

Raphaël commence à lire avec application au début, puis il se détend et son élocution devient plus naturelle, plus vibrante.

RAPHAEL - « Depuis tant de jours il attend ce jour, depuis tant de nuits… Ce jour où l’autre s’avancera, démarche souple, hanches ondulantes, regard rieur et déjà triomphant. Et le cœur du veilleur battra plus vite, son gosier sera sec et son jean bombé, mais il se moquera des yeux inquisiteurs, son regard sera pur, dévorant l’avenir comme un catéchumène…

JULIUS - Catékumène, Raph. Pas ch, un son dur. Comme cumulus, par exemple. Reprends, s’il te plaît.

RAPHAEL - Son regard sera pur, dévorant l’avenir comme un catéchumène hagard en sa ferveur… et l’aîné continuera d’approcher, exact au rendez-vous, paisible, inexpugnable, fendant la foule pour rejoindre son port. C’est le marin, le compagnon, mon frangin de toujours, à l’échine râblée, aux lèvres de velours… Est-ce bien lui, ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je n’ose plus y croire, que ma folie m’emporte… ou alors, please, un mot, juste un mot, scellé par ta bouche ou gravé sur ta main hâlée par les embruns… un seul mot avant que je ne meure, quatre à la rigueur, mots sacrés dans la langue cosmique qui éclipse aujourd’hui le dialecte latin, mots sacrés puisque ce sont les tiens, les tout premiers… mais dis-les donc ces mots, please, ou, si tu n’oses pas, murmure-les enfin : “LET’S GO HOME ! »

Un silence. Un interminable silence que Raphaël n’ose pas rompre. Le gosse reste pétrifié, le papier entre les doigts. Julius a fini par entrouvrir les yeux. Il passe plusieurs fois sa main sur son front. Il revient d’un pays lointain. Paisible. Rasséréné. Presque surpris de retrouver Raphaël.

JULIUS - Let’s go home... une ère nouvelle… fini le latin… Andrews, mon Andrews… c’est lui, le Messager. Il m’appelle, Raph, il va m’aider à traverser le gué. Cette nuit…