Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

Première page du livre :

"Au soir de son ordination, Julius se sentait bizarre. A la fois comblé et légèrement déprimé. Une sorte de spleen. Plutôt un déphasage, un curieux sentiment de partage comme si son double, seul, s’était prosterné devant l’évêque alors que résistait secrètement l’autre part de son être. Certes, il était heureux d’être enfin prêtre, immensément de la tête aux pieds sur les dalles glacées, mi-gisant, mi-trophée devant la foule en liesse. Et pourtant, quelque part, son moi profond grippait. Une sourde réticence… Etait-ce un regret ? Une molle lâcheté, à peine voilée, à demi-avouée ? Et s’il ne s’agissait plutôt que d’un coup de fatigue, une surcharge d’émotion après cette journée mémorable ? Bah ! Inutile de se mettre martel en tête. Haut les cœurs !

Le jeune prêtre décida donc illico de chasser ses sombres pensées. Puisqu’il avait été choisi, façonné, consacré par le chrême, il n’avait rien à craindre. En route pour la sainteté ! Il lui vint alors une idée pour se rassurer tout à fait : pourquoi ne pas consigner dorénavant les étapes décisives de sa carrière sacerdotale ? Il avait déjà remarqué qu’à certaines heures, il se passait en lui un phénomène étrange, comme si quelque chose (ou quelqu’un) venait inopinément planer sur lui, le frôler pour l’éveiller tout à fait et le révéler à lui-même. C’était des instants de lucidité où sa propre identité devenait transparente, où son esprit se faisait plus disponible et plus souple. Peut-être était-ce Dieu en personne qui voulait lui chuchoter des choses à l’âme ? Sans parvenir à se l’expliquer, Julius sentait confusément qu’en ces minutes lumineuses il était dans le vrai, saisissant au vol une intuition longtemps pressentie, touchant au tréfonds une vérité jusqu’alors péniblement entrevue. Comme si un voile soudain se déchirait. Mais le plus souvent hélas ces instants de grâce étaient trop fugitifs pour porter du fruit : une préoccupation surgissait-elle, une simple distraction, parfois le sommeil sans crier gare, et c’en était bel et bien fini de l’éclaircie mentale. Il faudrait désormais domestiquer cette énergie transcendante, fixer à tout prix ces visitations du troisième type. Mais comment ?"