Site Officiel de Michel Bellin - Extrait

L'atelier du peintre :

L’exĂ©cution, dans la peinture, doit toujours tenir de l’improvisation.

Eugène DELACROIX, 27 janvier 1847

"Je suis un grand amateur de peinture. Je collectionne les galeries d’art, les Lelong, Kamel Mennour, Vidal-Saint Phalle et compagnie. J’y suis comme chez moi, y dĂ©ambule souvent. Pas un sou en poche, mais les mirettes dĂ©bordant de curiositĂ© et d’imagination esthĂ©tiques. Au moment des fĂŞtes de fin d’annĂ©e, j’avais repĂ©rĂ©, tout près du Palais-Royal, dans la vitrine d’une Ă©lĂ©gante galerie, deux śuvres magnifiques. En fait, les toiles Ă©taient peu mises en valeur car elles Ă©taient si dĂ©mesurĂ©es (près de 2 mètres carrĂ©s) qu’elles se chevauchaient malencontreusement. J’ignore ce qui me fascinait : c’Ă©tait non figuratif et très colorĂ©, le premier tableau dans une dominante de rouge, l’autre dans des tons de bleu très crus. Une sorte de rage se dĂ©gageait comme si de violents coups de couteau ou plutĂ´t de rouleau Ă  peindre s’Ă©taient acharnĂ©s sur la toile. Des fulgurances et des Ă©clairs chromatiques. Pas de titre, juste ces mentions « Solo3 » et « Solo5 ». Poussant la porte de la galerie, je dĂ©cidai d’en avoir le cśur net.

Un sosie du Professeur Tournesol s’approche avec une prĂ©caution obsĂ©quieuse. « Vous dĂ©sirez, jeune homme ? – « Euh, j’ai repĂ©rĂ© les grands tableaux… c’est très fort… de qui s’agit-il ? – « Ah ! Mon cher ami, comment pouvez-vous l’ignorer ? C’est notre petit gĂ©nie. Notre gĂ©ant devrais-je dire. Un slovaque au talent scandaleux. Zoltan Lubrick, vous connaissez ? » Mon silence est un aveu d’ignorance. Et pourtant Zoltan, Zoltan… ce prĂ©nom me dit quelque chose. Me revient soudain en mĂ©moire une de mes vidĂ©os prĂ©fĂ©rĂ©es consacrĂ©es aux minets de l’Est. Rien Ă  voir Ă©videmment. Il n’empĂŞche… J’imagine dĂ©jĂ  son grand rire ravageur et sa blonde tignasse couleur de blĂ©s mĂ»rs. Ses yeux sont deux bleuets pervenche, son cou gracile, ses Ă©paules larges comme une enclume. Tout son corps est rĂ©gulièrement bronzĂ© telle une miche de pain appĂ©tissante. Non, pas tout son corps… La marque du mini-slip a laissĂ© un triangle blanc. Cette oasis est si Ă©mouvante ! Et sur ce fond neigeux, la touffe de poils auburn explose comme un buisson ardent. C’est touffu et sauvage, ce fouillis donne envie de s’agripper d’une manière espiègle. Et la teub ? Longue, charnue, lĂ©gèrement dĂ©viĂ©e, gonflĂ©e Ă  son extrĂ©mitĂ© pour dĂ©couvrir un gland gĂ©nĂ©reux et comestible, semblable au fruit prĂ©fĂ©rĂ© des pĂ©dĂ©s : le dĂ©licieux litchi rosĂ©, granuleux comme une couille et luisant comme un gland ! Au simple fantasme de l’engin des Carpates, la paume de ma main s’entrouvre et s’arrondit, ressent la chaleur Ă©lastique. Et peu Ă  peu le boudin s’Ă©chauffe, gonfle, se dilate graduellement… Entrevoyant la pine, je ferme les mirettes et pourlèche mes babines…

« Vous rĂŞvez, jeune homme ? Pourtant, l’art de Lubrick ne porte pas Ă  la mĂ©lancolie… C’est tellement fulgurant, Ă©nergĂ©tique… Vous voyez ce que je veux dire ? » Ah ! Si je vois ! Dans mon jean, j’ai ressenti un Ă©moi qui ne trompe pas, c’est chaud et gonflĂ© avec une sensation de touffeur humide. L’appel de l’Art ! « Excusez-moi, ma pensĂ©e voguait vers la place Wenceslas… » Bref, de fil en aiguille, la conversation s’engage, je pousse mon avantage, je dĂ©lire et Ă©tale sans vergogne mon Ă©rudition sur les peintres de Bohème. J’en rajoute mĂŞme : je suis journaliste et tiens la rubrique « Expositions » dans le Figaroscope oĂą je n’omettrai pas de mentionner l’adresse de la galerie dans ma prochaine notice. Le fruit est mĂ»r, le pĂ©pĂ© est si blet qu’il tombe dans mes rets et me lâche l’adresse pour l’interview : « S.L. Rue d’Argout, au septième… Le code ? Attendez, jeune homme, je vĂ©rifie… B 147. » L’expert a soudain l’air embarrassĂ©, il tousse lĂ©gèrement. « Vous savez… Je ne devrais peut-ĂŞtre pas vous dire cela… Zoltan est un peu particulier… Vous voyez ce que je veux dire ? » Je fais l’âne, histoire d’avoir du son. « Vous voulez sans doute parler de ses antĂ©cĂ©dents politiques. Son père, que j’ai croisĂ© lors d’une escale Ă  Bratislava… » Il m’interrompt d’un geste agacĂ©. « Non, non… rien de politique. Je voulais parler de son … (il toussote) … son inversion… vous voyez ? … Quand vous le rencontrerez, je ne voudrais pas que vous ayez une opinion nĂ©gative… seul compte son art. » Je le rassure en serrant sa main avec effusion, comme si j’Ă©tais son disciple. « La vie privĂ©e de Lubrick ne m’intĂ©resse pas… seul importe son pinceau et ce qu’il sait en faire ! » Salutations courbettes, remerciements… je ressors dignement Ă  reculons puis, sitĂ´t sur le trottoir, me rue en bandant vers la station de mĂ©tro la plus proche.

J’ai montĂ© les marches quatre Ă  quatre et j’arrive essoufflĂ© et rougeaud. Mon cśur palpite. A peine ai-je sonnĂ© fĂ©brilement, la porte s’entrouvre, comme si mon hĂ´te m’attendait. « Entrez, Picard vient de me prĂ©venir… » Damned ! L’artiste est encore plus craquant que je ne l’avais imaginĂ©, il rĂ©capitule tous les canons de beautĂ© gay. qui m’avaient mitraillĂ© intĂ©rieurement dans la galerie quand Tournesol me parlait. Un regard fĂ©lin qui capte la lumière, un sourire de boy scout dĂ©couvrant une double rangĂ©e de perles parfaites. La pomme d’Adam est conquĂ©rante, la fossette au menton Ă©mouvante et la poignĂ©e de main franche et virile. Zoltan n’est vĂŞtu que d’une blouse blanche maculĂ©e de gouache. Le vĂŞtement de travail est largement Ă©chancrĂ© sur la poitrine oĂą brille un gazon de poils blonds clairsemĂ©s (les mollets par contre sont parfaitement glabres). Envie de le bousculer illico, d’arracher la blouse, d’empoigner ses couilles en vadrouille, de compresser le disque dur… Je baisse furtivement les yeux. Ai-je rougi ? D’un geste familier, le peintre m’a touchĂ© la hanche pour me pousser vers le centre de la pièce. « Si z’ai bien compris, ze qui vous intĂ©rezze, z’est ma technique picturale rĂ©voluzionnaire ? … » (adorable accent des Balkans !) Au regard magnĂ©tique que nous Ă©changeons, nous nous sommes bien compris ! Il habite la mĂŞme contrĂ©e, l’Est et l’Ouest pactisent au-dessous de la ceinture, zone sensible ignorant la guerre froide. Enhardi par cet aveu muet, je lui rends son regard, effrontĂ©ment. Je me suis approchĂ© de lui Ă  le toucher, ma main s’enhardit, sous le pli de l’Ă©toffe rugueuse je sens un dard qui frĂ©mit. Nos regards se vrillent, toujours plus près et, me mirant dans la faĂŻence de ses yeux slaves, je souffle sur sa bouche une haleine gourmande. « Oui, maĂ®tre, le maniement du pinceau… les giclĂ©es de couleurs… la virilitĂ© picturale qui explose…votre art a dĂ©passĂ© les frontières et pulvĂ©risĂ© toutes les normes… Montrez-moi, mes lecteurs veulent tout savoir. » Il acquiesce, me prend par la main et me fait entrer.

Son atelier est une vaste pièce jouxtant le vestibule. Une pièce nue, très lumineuse, une dizaine de pots de peinture posĂ©s Ă  mĂŞme le sol ; une bâche brune est dĂ©ployĂ©e. Partout sur le tissu des taches et des zĂ©brures, on jurerait du Chagall. Zoltan s’est approchĂ© d’une sorte de bar, choisit un CD au milieu des chiffons et des tubes, règle le volume, secoue sa crinière blonde et se retourne lentement vers moi… Une douce complainte de flĂ»tes roumaines s’Ă©lève. Comme par magie, tel un lever de rideau, l’ample blouse s’est entrouverte puis est tombĂ©e aux pieds de l’artiste. Le service trois pièces des Balkans est tout Ă  fait comme je l’avais imaginĂ© la veille en entrant dans la galerie. Seul l’Ă©troit sentier de poils blonds courant du nombril jusqu’Ă  la naissance de son pinceau me surprend. Mais ce n’est pas une fausse note, plutĂ´t une entrĂ©e en matière esthĂ©tique, une sorte de parvis lumineux conduisant tout droit au saint des saint : le pilier central dĂ©mesurĂ©, les deux conques, la luxuriante toison d’or et le triangle opalin surmontant le tout tel un chapiteau d’albâtre… tout Ă  fait caractĂ©ristique de l’art prĂ©-byzantin. DĂ©jĂ  du grand art, vraiment ! Au rythme d’un naĂŻ bucolique, Zoltan a chaloupĂ© jusqu’au centre de la bâche après y avoir punaisĂ© un immense carrĂ© de toile blanche. En cadence, il s’enduit maintenant de couleurs, en larges couches, partout. Tandis qu’il tartine gĂ©nĂ©reusement chaque partie de son corps athlĂ©tique, la moindre parcelle de peau, la musique de Zamfir s’amplifie, le rythme devient plus obsĂ©dant. Le coloriage s’accĂ©lère : du bleu sur les Ă©paules, de l’orange sur les cuisses, de l’ocre sur la poitrine et les fesses… Zoltan trempe carrĂ©ment pieds et mains dans un Ă©norme pot de vermillon. Le noir est rĂ©servĂ© au sexe. C’est fascinant ! La bite devient un col de hĂ©ron bitumeux rescapĂ© de l’Amoco Cadiz. J’en ai les larmes aux yeux. Ma zoute ! Il faut sauver cette espèce en pĂ©ril, lessiver le zoziau migrateur qui ne pourra plus bientĂ´t battre des ailes. Help ! Envie soudaine de lĂ©cher, d’aspirer, de rĂ©conforter… mais Zoltan ne ressemble plus Ă  Zoltan, plutĂ´t Ă  un clown obscène ou Ă  un polichinelle lascif. Le voilĂ  maintenant crucifiĂ© sur la toile. Endroit ? Envers ? Pas facile de distinguer…Sur le dos tout d’abord. Contorsions langoureuses, larges ciseaux des jambes, croupion ondulant… Molle et souple, sa spatule d’Ă©bène tressaute, dĂ©dicaçant l’intĂ©rieur de chaque cuisse de zĂ©brures rageuses. La toile de fond se colore, un paysage haut en couleurs s’anime, du pur Gauguin, un large arc-en-ciel mâchurĂ© se dĂ©ploie peu Ă  peu… Une joie furieuse et dionysiaque m’embrase les valseuses. Ça m’enivre, ça m’excite, cette danse du scalp Ă  l'horizontale, cette ivresse orgiaque, cette ratatouille de couleurs digne du fauvisme le plus abouti ! Mon peintre s’est maintenant retournĂ©, il frotte sur la toile son ventre peinturlurĂ©. Les bras font de larges moulinets, les jambes se plient et se dĂ©plient, les reins se creusent… Je n’entrevois rien du centre du tableau. La musique s’amplifie et s’accĂ©lère. Le corps se convulse de plus en plus Soudain un cri puis un râle interminable… Zoltan paraĂ®t inanimĂ©. Pas un mot, plus un geste. La foudre a-t-elle frappĂ© ? Vaguement inquiet, je m’approche… Les flĂ»tes roumaines ont fini de couiner. Le silence palpite. Le gisant bariolĂ© a frĂ©mi, s’est redressĂ© peu Ă  peu, anĂ©anti, brisĂ© par son impro… L’acrobate des Carpates se traĂ®ne alors Ă  mes pieds. Sur la toile, une ample calligraphie tĂ©moigne de la frĂ©nĂ©sie de son pinceau phallique qui a retrouvĂ© sans peine sa vigueur crĂ©atrice et crachĂ© son pigment. Sa brosse Ă  laquer est encore un peu raide, dĂ©jĂ  pantelante, rouge, ocre, orangĂ©e, zĂ©brĂ©e de jais, un vrai sucre d’orge en berne. Un mince fil brillant prolonge le membre flapi. Fascinant stalactite ! Les yeux du Sioux, seule trace d’humanitĂ© au milieu de sa face barbouillĂ©e, semblent mendier un rĂ©confort. Le blanc des orbites est une supplique muette. La BĂŞte cherche sa Belle. Ses lèvres polychromes quĂŞtent une pâle quĂ©quette, un lombric livide, paisible, docile. Un havre après la bataille. Le repos du guerrier !

J’ai compris : dĂ©jĂ , lâchant mon stylo…"

SUITE DE MA RENCONTRE AVEC ZOLTAN DANS LE LIVRE PAGE 28