Site Officiel de Michel Bellin - Anecdote

Paul s’est noyé le 15 août 1920. Il aurait eu vingt ans le surlendemain. Cet accident laissait quatre sœurs et une mère anéanties, le père – musicien bohème – ayant depuis longtemps déserté le foyer.

J’ai retrouvé par hasard les huit derniers cahiers de son Journal (« Mes Chroniques » n°XLI à XLVIII, d’août 1919 à août 1920) où danse une fine écriture violette éclairée ça et là de lavis. Tout de suite, je me suis emparé de ce manuscrit : Paul, lui, s’est emparé de moi ! Ses émotions ranimaient les miennes, mes mots sculptaient les siens. Dès les premières lignes (péniblement déchiffrées), nous nous sommes infiltrés. Plus que l’osmose, la transsubstantiation : je devenais lui ! Paulus est enim corpus meum. Sacrilège ? Non, pur miracle littéraire : écrivant sous la dictée d’un regard profond – photographie épinglée au-dessus du clavier – je me suis transfusé en ressuscitant Paul, en redonnant vie aux paysages du Jura qu’il aimait tant parcourir à vélo, à ses incessantes interrogations sur un avenir qu’il peinait à discerner, aux êtres chers dont il voulait affectueusement se déprendre (entourage essentiellement féminin). Mes paysages, mes interrogations, mes détachements… Plus que tout, comme tout adolescent, comme tout être humain, Paul aspirait à aimer, peut-être davantage à aimer qu’à l’être en retour. Encore fallait-il découvrir le visage élu : cousine séductrice ou Messire Inconnu ? Troublant et éternel mystère des êtres authentiques qui se cherchent sans relâche pour advenir à eux-même sans fard.

Au fil des pages, alors qu’émerge peu à peu des feuillets jaunis une époque corsetée et saturée de religion, j’ai découvert un jeune homme étincelant, sensible, tourmenté, drôle, lucide, d’une insatiable curiosité, avec les défauts (charmants) de ses qualités, contemporain pour tout dire et, par la seule magie des mots - les siens, les miens sans cesse greffés -, j’ai éveillé un être à jamais jeune et beau : Paul l’Immortel ! Ce sont les derniers fragments de son Journal que je livre ici – une année de vie parisienne entre deux étés campagnards - pages d’étudiant que j’ai décryptées, assimilées puis orchestrées. Délicieux labeur : chaque jour, passion et patience combattaient en moi, notre oeuvre prenait forme trop lentement à mon gré tandis que l’échéance par avance me poignait le cœur puisque je la connaissais et la redoutais, puisque j’avais spontanément élu Paul pour le façonner fils, frère et amant. Et aussi alter ego : cet adolescent vibrant que je n’ai pas pu ni su être – lancinant regret - et que mon « don Quichotte de Montclairgeau » (comme il aimait à se désigner par ironie) m’a permis de devenir sur le tard, à quelque cinquante années de ma naissance et à plus d’un siècle de la sienne.

Mais qu’importent les années qui passent… Les mots possèdent assez de force pour redonner vie aux souvenirs et assez de douceur pour soulager certains maux lorsqu’on en fait le récit. Le temps est aboli : le passé est mort mais le texte palpite, le présent est réenchanté car la langue est baume et parure. « La réalité est fiction, l’écriture est vérité : telle est la ruse du langage. » (Barthes). Et l’ineffaçable fidélité. Tel a été notre funeste bonheur. Tel est à présent mon espoir : que chacun de mes lecteurs s’attache à cet enfant perdu emmailloté dans mes mots autant que dans ses rêves, qu’il le berce, le réchauffe et l’adopte à son tour.

St-Loup-de-la-Salle, 16 août 1919
Boulogne-Billancourt, 13 mai 2005