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Karl, suivi d’Alban et de José, gracieux gardes du corps, pénétra le premier dans le hall d’entrée. D’autres invités les précédaient ou les suivaient, sans parler ni même chuchoter. Seul le bruissement des étoffes amples et précieuses autour des reins ou sur les épaules. Alban commença à se sentir mal à l’aise dans cet anonymat feutré où ne perçait aucune cordialité, encore moins l’entrain qui prélude habituellement à l’ouverture d’un bal masqué. Le silence en paraissait funèbre. Pas la moindre musique (Karl doit être aux anges ! songea Alban en pressant le pas).

- On se croirait à un enterrement ! ricana José à mi-voix.

Karl sourit mais ne releva pas. De jeunes et sémillants laquais, tous moulés de satin rose, faisaient une haie d’honneur aux invités. Leurs frimousses étaient fraîches mais impassibles. Des visages de cire ! Devant l’immense porte donnant sur le salon principal, figé devant une immense tenture pourpre fermant l’entrée, une sorte de majordome filtrait les arrivants en contrôlant, sans un mot, le bristol que tendait chaque invité. Une inclination du torse cérémonieuse, puis le cerbère écartait le rideau pour laisser un passage. À chaque fois, une lumière orangée filtrait par l’ouverture où glissait chaque convive. Karl passa le premier, suivi d’Alban et de José. Toujours la même atmosphère grave sinon pesante qu’accentuait à présent un murmure sourd dans le salon, ce Saint des Saints qui semblait si convoité. L’un ou l’autre visiteur fut refusé mais sans esclandre : il refluait sans protester vers la sortie.

- Vous êtes sûr qu’on ne s’est pas trompé d’adresse ? osa Alban en s’approchant de son patron au moment de franchir le seuil.

- Ça suffit ! répliqua Karl d’un ton glacial.

En fait de salon, l’immense pièce était un second hall, bien plus vaste que le hall d’entrée. La décoration n’avait cette fois rien d’ancien. La pièce était éclairée par des rampes lumineuses invisibles, sans doute installées derrière les stucs. De longues tentures noires recouvraient les parois, contrastant avec le plafond immaculé. Notre trio suivit la dizaine d’invités qui traversaient le hall, franchirent une porte ouverte à deux battants puis enfilèrent un couloir plus étroit jusqu’où parvenaient les échos étouffés d’une musique étrange.

- Ah ! Enfin ! gronda José qui semblait de plus en plus impatient.



Alban ne disait rien mais se sentait de plus en plus mal à l’aise tandis que Karl, détendu, affichait un énigmatique sourire. Le couloir débouchait dans une sorte de vestiaire où chaque invité était prié de déposer sa cape entre les mains de laquais, cette fois vêtus de pourpre, jeunes gens aux perruques blondes poudrées qui souhaitaient à chacun la bienvenue.

- Ouf ! l’atmosphère se réchauffe un peu ! constata Alban, agréablement surpris par cet accueil enfin sympathique.

Karl marchait toujours le premier. Il s’avança vers une personne, la quarantaine distinguée, qui accueillait personnellement chaque invité. Il tendit les bras à Karl, avec un enthousiasme non feint.

- Karl ! lança-t-il d’une voix joyeuse. Nous t’attendions tous avec impatience. Sois le bienvenu !

Les deux hommes s’embrassèrent avec effusion. Alban n’entendit pas la phrase murmurée par Karl à l’oreille de son hôte. Mais son signe était clair : l’un et l’autre devaient approcher.

- Cher Vicomte, je te présente mes jeunes amis, Alban et José.

Les jeunes gens s’inclinèrent gauchement.

- Bienvenue à la jeunesse ! s’écria le Vicomte en leur serrant chaleureusement la main. Je vous souhaite une très bonne soirée. Lâchez-vous et amusez-vous !

Puis il leur indiqua une porte d’un geste avenant tandis que d’autres visiteurs s’avançaient pour les présentations.

Ils la franchirent et…

Brutalement, c’était un tout autre univers !

Karl se retourna vers Alban et José.

- Alors, mes jolis, toujours aussi funèbre ? lança-t-il d’un ton sarcastique à ses compagnons éberlués.

La salle était immense, inondée par la chaude lumière que dispensaient d’innombrables torches disposées devant chaque fenêtre voilée d’une tenture rouge. Une table la traversait dans toute sa longueur, recouverte d’une nappe branche brodée d’or. Là, des candélabres de bronze, nombreux et démesurés. Y était dressé un somptueux buffet que continuaient de préparer un nombre impressionnant de jeunes adolescents. Ils étaient vêtus à l’antique – rien à voir avec le dress code officiel : la civilisation florentine ! Nouée aux épaules, une tunique blanche et fluide leur arrivait à mi-cuisse, très haut, faisant davantage penser à une mini-jupe qu’à l’antique chlamyde. Une ceinture dorée la retenait à la taille, la faisant légèrement bouffer. Des lacets d’or torsadaient leurs bras et leurs jambes imberbes. Également des bracelets d’or, soit aux poignets, soit aux chevilles. Certains épidermes étaient d’une blancheur d’albâtre, d’autres mordorées, indiquant des origines nordiques ou bien les rivages sensuels de la Méditerranée. Tous avaient des cheveux qui retombaient en boucles, cheveux d’or ou noir de jais. Chaque visage juvénile était souligné d’un fard discret dans le val des paupières ou sur des lèvres minces ou charnues. C’était comme un bouquet de fleurs très contrasté, mouvant et parfumé. Plutôt un charmant ballet : tous s’affairaient avec grâce autour de la table, apportant des plats somptueux où fruits de mer, crustacés, volailles, légumes et fruits s’amoncelaient en pyramides savantes sur d’immenses plats d’argent.

Partout, dans la salle d’apparat, des cascades de fleurs reliant les fenêtres, des roses multicolores mais aussi des grappes exubérantes d’amaryllis. Sur la nappe, principalement des orchidées mauves et blanches ainsi que des fleurs exotiques aux spadices démesurés. Au centre de la salle, contre le mur opposé aux fenêtres, une vaste estrade à laquelle on accédait par des escaliers situés de part et d’autre. Elle était surmontée d’un jeu de draperies somptueuses, une sorte de baldaquin, qui retombaient sur le sol dans un éclaboussement chamarré de soieries et de brocards. Derrière l’estrade, décalée vers la gauche, on discernait une porte basse masquée par une tenture en tulle vaporeux.

Les invités devisaient par petits groupes. Alban estima leur nombre à une trentaine de personnes, guère plus. Néanmoins, d’autres continuaient à arriver discrètement. La diversité des costumes hauts en couleur, malgré la suprématie du noir, conférait à l’ensemble du tableau une dimension de conte de fées baroque digne du Caravage. Avec soulagement, Alban repéra quelques rares jeunes femmes dans cette foule chamarrée où les hommes dominaient très largement. Il en fit la remarque à José.

- Ça va être dur de dénicher ma nouvelle amoureuse !

- Tu ne vas pas me dire que ça t’étonne ! ricana José qui était en train de se battre avec une cuisse de faisan.

Alban ne répondit pas. Tandis qu’il savourait une tourte de saumon que lui avait offert un gentil esclave, il se demandait : qui fait quoi dans cet étonnant jeu de rôles ? Qui allait faire quoi ? Et à quoi bon ce travestissement qui, une fois le premier effet de surprise, dégageait déjà quelque chose de convenu. Alban se disait que ce n’était ici que l’antichambre ou les préambules… C’est la suite qui l’intriguait et l’essence même du programme : que pouvait bien promettre ce genre de soirée réservée à l’évidence à des initiés triés sur le volet ? En remarquant la plaque des voitures garées dans la cour, Alban avait noté que de nombreux visiteurs devaient venir de fort loin, en tout cas de l’étranger. Il aurait voulu poser quelques questions à Karl mais n’osa pas le déranger car son patron était en grande conversation avec un petit groupe de convives. Ils devaient bien se connaître car, l’alcool aidant, les éclats de rire devenaient entre eux plus bruyants. C’était d’ailleurs la règle : peu à peu, l’assemblée devenait moins compassée. José se tenait à ses côtés, finissant son deuxième verre de Chablis.
Un groupe de jeunes gens s’approcha d’eux prestement.

- José ! Alban ! ça alors ! lança l’un d’eux joyeusement.



Il était vêtu d’un costume de condottiere très impressionnant.

- Patrick ! s’exclama José en tombant dans ses bras. Je rêve !

- Ah ! non ! rectifia celui-ci d’un ton faussement solennel – pas de Patrick ici, mais le capitaine des gardes du Prince de Médicis.

Il éclata de rire et donna une grande tape sur l’épaule de son copain.

- À qui ai-je l’honneur ? ajouta-t-il, de nouveau avec une courtoisie feinte. José se gratta le front car il avait oublié.

- Lorenzo… lui souffla Alban.

- Lorenzo Vitoli, reprit José triomphalement. Fils de pâtissier et séducteur de princes !

- Eh bien, voilà qui promet. Et toi ? demanda-t-il en se tournant vers Alban.

- Ferdinand de Médicis, à ce qu’on m’a dit. Le frère de Gian Gastone…

- Beau prince ! remarqua, flatteur, un des compagnons de Patrick.

Ils continuaient ainsi à se présenter, chacun dans son rôle et avec le costume afférent, lorsque le Vicomte entra dans la salle, gagna l’estrade et frappa dans ses mains pour obtenir le silence.

- Mes amis ! lança-t-il d’une voix joyeuse. Mes très chers amis, je suis heureux et fier d’accueillir ce soir en ma modeste demeure Vos Seigneuries qui sont venues, pour certaines d’entre elles, de fort loin. Et je les en remercie. Je ne ferai pas un long discours assommant. Vous savez où nous sommes et ce que nous sommes venus fêter. Ensemble, nous allons revivre les heures intenses et fastueuses de Florence au temps des Médicis. Que chacun vive cette soirée comme un conte de fées, sans retenue ni contraintes. Que chacun se plonge dans le passé en toute liberté et le fasse revivre sans inhibition. Soyez vous-mêmes et profitez des bons plaisirs de la vie, et d’abord de cette table pour vous régaler et prendre des forces pour la suite. Mais je n’en dis pas davantage. Je laisse la parole à notre grand maître de cérémonie, le Seigneur Ricardo Dandini.

Des applaudissements fusèrent. Tandis que le Vicomte descendait de l’estrade, la porte dérobée s’entrouvrit. À ce signal, les lumières baissèrent grâce à un ingénieux système de rhéostat. Seules les flammes des candélabres géants et un spot sur le rideau de tulle qui s’écartait lentement. Apparurent deux adolescents graciles vêtus d’un voile translucide ne cachant rien de leur anatomie juvénile et pourtant déjà ô combien virile ! Un homme s’avança derrière eux. Sa cape de satin noir balayait le sol. Son corps était entièrement dénudé, sauf une coquille argentée qui dissimulait son sexe. Il approcha du devant de l’estrade, s’inclina profondément devant l’assistance et, dans un silence impressionnant, annonça :

- Le Prince Gian Gastone de Médicis vous invite, après les hors-d’œuvre, à en venir enfin au plat de résistance et à faire joyeusement bombance. Bon appétit, messieurs ! Que la fête commence !


Extrait du MANOIR DE MERVAL, e-book/kindle, 2013.


Ci-dessous, lien pour la vidéo de présentation :


http://youtu.be/UsfveUZdlUA


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