CENDRILLON ET LE BANYAN TURC


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Je viens de narrer l’arnaque à laquelle j’ai échappé de justesse. Pour finir, tout juste échappé des griffes de Madame Raminagrobis, mon banyan a retrouvé sa place contre la porte de ma chambre. C’est peut-être mieux ainsi : retour à la case départ et petite notice historique à l’attention de mes chers lecteurs.

Il y a un an et demi donc, je fis l’acquisition de ce rare et coûteux vêtement. Je n’avais nul besoin de ce manteau porté jadis par les gentilshommes turcs. Il s’agissait seulement d’un délire exotique et d’une pure obsession esthéticonarcissique. (Parfois, je suis vraiment fou !) À en croire mon vendeur sur Internet, ce précieux vêtement était tout à fait à ma taille, il m’irait comme un gant et j’allais pouvoir m’en servir comme robe de chambre lorsque, en pleine nuit ou tôt le matin, je grelotte devant mon clavier au moment de pondre ma page d’écriture. Quelle aubaine ! Mais c’était sans compter sur mes larges épaules et ma petite bedaine : jamais, même en rentrant le ventre, même en creusant les reins, jamais je ne pus endosser le banyan et, trop dépité, je n’eus pas la force de renvoyer l’objet ni la volonté de me faire rembourser. Je dus faire le deuil de ma robe de chambre ottomane et depuis un an, lamentable, inutile, telle une défroque vaine, le banyan pend tristement contre la porte intérieure de ma chambrette.


Mon journal 2012, qui hélas est parti en fumée suite à un bug informatique, relatait sur ce blog l’histoire de ce vêtement et je cite un extrait pour que mon lecteur comprenne bien ma passion d’hier et aujourd’hui le dénouement de l’histoire :


« (…) Quand j’étais enfant – je l’ai raconté dans mon tout premier livre paru en 1996 – j’aimais me déguiser en fée des grèves, paré de la robe de chambre bleu roi de Tante Angèle. La vision de ce banyan fut un déclic proustien, non plus la pâtisserie onctueuse mais la soie précieuse. Les Galeries Lafayette peuvent aller se rhabiller ! Dans quelques jours, le colis arrivera… mais déjà, en imagination, je contemple, je palpe, je caresse, j’endosse ce superbe manteau d'homme ou robe d'intérieur originaire de l'Empire Ottoman. Un type de pièce collectée en France qui fut couramment porté en Europe jusqu'à la fin du XIXe siècle. Une incroyable soie rose satinée, tissée, rayée et zébrée. Entièrement fait main, avec des finitions d’une rare subtilité, poche fendue, revers aux poignets, et surtout la très belle et très étonnante doublure de chanvre rustique contrastant avec le raffinement de la soie ! Car j’aime les paradoxes et les oxymores jusque dans les étoffes ! Tant pis pour le revers droit légèrement élimé, les deux taches de rouille que le vendeur m’a signalées et un tout petit accroc dans la doublure. Rien de bien grave pour un "objet" authentique car ce vêtement d’intérieur, digne de Pierre Loti, fut un jour endossé, habité ; j’imagine un jeune sultan, un sémillant Prince turc, un Ali, un Salem, un Otman le Magnifique ! Désormais, dans la froidure des nuits franciliennes, incognito, je m’embarquerai pour le pays des Mille et Une Nuits. Évidemment (à ce prix ! Mais la Poésie n’a pas de prix), pas question d’y essuyer ma plume comme le sieur Diderot ou de collecter la poussière avec mes manches ! Simplement la soie pour soi, égotique, luxueuse et consolatrice ; enfermer avec sensualité dans mon banyan d’antan ma vilaine bedaine et mes longues jambes frileuses ; incarner et caresser cette pure fantasmagorie (tout en niquant la crise !) : zigouiller la nostalgie de la vieille robe de chambre d’Angèle pour devenir l’esclave enamouré de la nouvelle parure, emblématique de mes fantasmes féminoïdes, de mes regrets littéraires, de mon éternelle soif de Beauté. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté… »


Retour à ce frileux mois de juin 2013 (qui, j’espère, se renouvellera dans quelques heures en ce toujours frileux décembre de la même année) : après l’amour et donc avant la douche, mon grand chéri (qui s’obstine à m’appeler “ mon petit ” !) devait traverser le couloir pour aller dare dare faire ses ablutions. Mais gare à la Bourgeoise coincée risquant de subodorer, à la seule vue de sa furtive nudité, mon vice infâme ! Donc comment faire puisque je ne possède ni peignoir ni robe de chambre ? C’est alors que mon Prince de Tanger, toujours nu comme un ver et paré de sa seule minceur mordorée, avise le fameux banyan et me dit : « Puis-je pour la décence endosser cet habit ? - Mais oui, trésor, endosse, fais comme chez toi mais je t’avertis : ce maudit banyan est si étroit et si mal taillé, c’est peine perdue : impossible d’y entrer ! Il vaut mieux renoncer à ta douche et ôter tes babouches… » Il rit, palpe l’étoffe, enfile le vêtement et… Stupeur ! Miracle ! Divin ajustement ! La banyan lui sied à ravir, taillé sur mesure, une merveille d’harmonie et d’élégance, tant est mince et svelte le corps de mon amant !

" Or, peu de jours après, le Fils du Roi fit publier à son de trompe qu'il épouserait celle dont le pied serait bien juste à la pantoufle. On commença à l'essayer aux Princesses, ensuite aux Duchesses, et à toute la Cour, mais inutilement. On l'apporta chez les deux sœurs de Cendrillon, qui firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle, mais elles ne purent en venir à bout. Cendrillon qui les regardait, et qui reconnut sa pantoufle, dit en riant : Que je voie si elle ne me serait pas bonne. Ses sœurs se mirent à rire et à se moquer d'elle. Le Gentilhomme qui faisait l'essai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon, et la trouvant fort belle, dit que cela était juste, et qu'il avait ordre de l'essayer à toutes les filles. Il fit asseoir Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied, il vit qu'elle y entrait sans peine, et qu'elle y était juste comme de cire. L'étonnement des deux sœurs fut grand, mais plus grand encore quand Cendrillon tira de sa poche l'autre petite pantoufle qu'elle mit à son pied."



C’est ainsi que ce jour-là dans l’Emirat de Boulogne-Billancourt, sous-préfecture des Hauts-de-Seine, loin de l’Empire ottoman, la pudeur dans la Résidence fut préservée, mon honneur à peu près sauf sinon mon désir car une soie vénérable voilait hélas pour un moment de sensuels appâts… J’en frissonne encore ce matin tout en me souvenant de ce réflexe qui m’enchanta sur-le-champ : « Le triomphe de Cendrillon ! » Ce fut un cri mental, une surprise, un enchantement. Oui, spontanément, je songeai à Perrault. Et je résolus, moi qui pourtant ne prise guère les contes, d’aller vérifier la chute de l’histoire. La coïncidence est en tout cas troublante : verre ou vair – puisqu’il y a débat sur l’accessoire – la menue pantoufle fut à la Princesse aux adorables petons ce que mon banyan étriqué est désormais à ma si gracieuse et précieuse Altesse !

Et qui dit que je ne deviendrai pas moi-même pour “elle” une providentielle et gentille Marraine ?

" Là-dessus arriva la Marraine, qui ayant donné un coup de sa baguette sur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus magnifiques que tous les autres. Alors ses deux sœurs la reconnurent pour la belle personne qu'elles avaient vue au Bal. Elles se jetèrent à ses pieds pour lui demander pardon de tous les mauvais traitements qu'elles lui avaient fait souffrir. Cendrillon les releva, et leur dit, en les embrassant, qu'elle leur pardonnait de bon cœur, et qu'elle les priait de l'aimer bien toujours. On la mena chez le jeune Prince, parée comme elle l'était : il la trouva encore plus belle que jamais, et peu de jours après, il l'épousa. Cendrillon qui était aussi bonne que belle, fit loger ses deux sœurs au Palais, et les maria dès le jour même à deux grands Seigneurs de la Cour.

MORALITÉ

La beauté pour le sexe est un rare trésor

De l'admirer jamais on ne se lasse ;

Mais ce qu'on nomme bonne grâce

Est sans prix, et vaut mieux encor

C'est ce qu'à Cendrillon fit savoir sa Marraine,

En la dressant, en l’instruisant,

Tant et si bien qu'elle en fit une Reine.

(Car ainsi sur ce Conte on va moralisant.)

Belles, ce don vaut mieux que d'être bien coiffées,

Pour engager un cœur pour en venir à bout,

La bonne grâce est le vrai don des Fées



Sans elle on ne peut rien, avec elle, on peut tout. »


Evidemment, comme le contexte est celui des contes et qu’un auteur est incurablement menteur et bonimenteur, rien ne dit que le fameux banyan existe bel et bien et que mon jeune amant l’ait endossé en juin ! Et qu’il récidivera tout à l’heure puisque, devenue Reine, Cendrillon ne méprise plus mon modeste logis et a décidé, pour la première fois, non seulement d’y faire la sieste comme lors de sa visite estivale, mais d’y dormir. Est-ce bien vrai ? Vraisemblable ? Imaginable ? Les Mille et Une Nuits dans mes 12 m2 !

Autobiographie, autofiction ou franche affabulation ?



À moi de m’amuser.



Au lecteur de supputer !

Et au banyan de rester désormais chez moi puisqu’il a échappé à une si périlleuse escroquerie et que sa trame, qui toucha la peau de l’Aimé(e), est si douce et si troublante.


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