Réveillé par une bande de jeunes hurluberlus, je relis quelques-unes de mes anciennes chroniques. Dont celle-ci écrite il y a trois ans. J'ai vieilli, le monde a vieilli... et rien apparemment n'a changé. Est-ce désolant ou réconfortant ?


HIC ET NUNC



Surfer dans l’intellectualité – en exaltant par l’écriture ou le prône cette spirale virtuelle – comporte un danger : dévaluer le réel. Ou plutôt le surévaluer ! D’où le désenchantement puis la désillusion : telle rencontre tant désirée, telles retrouvailles fantasmées, tel choc artistique escompté, tel vertige sensuel flapi, telle promesse présidentielle vite proclamée, aussitôt oubliée… telle rentrée enfin palpable après le morne été… telle année nouvelle après la vieille année qui se meurt, une de plus en moins... ce n’était donc que ça ! Tout ce blablabla...

Oui, banale est la réalité. Morne plaine. Éternel ressassement. " Mais j’ai changé ! " prétend l’Opportuniste. Tu parles ! Lequel d’entre nous change vraiment et s’améliore au tréfonds ? Les mots ne résistent pas à l’épreuve de vérité. Ce ne sont que baudruches ou mégots jaunis. Ni providentielle rentrée ni véritable reprise. Ni embellie ni sortie de crise. Car le temps coule et rien ne remonte à la source. " Passé " et “avenir” n’existent que lorsque nous y pensons (ou quand les pros de l’événementiel nous matraquent) : ce ne sont en fait que des opinions, non des faits. Car la vie, sauf de trop rares épiphanies, n’est pas un poème, mais une prose très basique. Plus précisément, la vraie vie n’est ni langage ni métalangage, en aucun cas ! La vie vraie est silence et insignifiance. Elle est impalpable et insécable. Et chacun d’entre nous n’est qu’un tout petit bipède balbutiant qui parle (écrit) beaucoup trop et évolue trop peu. Je veux dire : trop de Valeurs majuscules invoquées pour si peu de renversement de valeurs consenti en soi-même et testé dans sa propre existence !

Lorsqu’on sort de l’Idéal pompeusement célébré (Démocratie, Dignité humaine, Fraternité, Nation...), fallacieusement transcendé par la ferveur des leaders - qu’elle soit simplement humaine ou religieuse - et sculpté par les sempiternels mots rutilants, véritables miroirs aux alouettes et pièges à gogo, il y a pour le Sage qui se tient à distance et tente de réfléchir ce double danger : désespérer (d’) autrui et s’irriter contre soi-même. Mais peut-il faire l’économie d’une telle lucidité aussi cuisante que salutaire ?

Il convient de consentir à un tel dégrisement qui est d’abord décryptage : sous l’élan patriotique, le job politicien ; sous l’incantation médiatique, un business de com ; sous le choc littéraire, la manœuvre éditoriale ; sous la révélation des sondages, un magnétisme aveugle… la liste pourrait être longue et fastidieuse. Plus dure sera la chute. Providentielle chute d’Icare et brutal retour sur terre : seul le réel est souverain. Seuls règnent la banalité, la demi-mesure, l’accord imparfait. La manipulation et la compromission. Et parfois le sursaut ! Si rare… Autour de soi et en chacun.

Tel est notre contrat de naissance qui est en même temps notre feuille de route : l’homme est un être prématuré dévoré de rêves et malhabile à vivre. Dès lors, qu’on soit en période de rentrée ou d’exode, quand jaunissent les gazons ou que s’entrouvrent les bourgeons, qu’est-ce d’autre qu’exister, sinon habiter vaille que vaille des fragments d’instants qui meurent ? Les enfiler comme des perles ébréchées au travers d’un fil de plus en plus ténu… Investir ces instants s’il est possible. Les préserver au sein du brouhaha. En savourer quelques-uns ; endurer le plus grand nombre…

Urgence de la vérité stoïcienne contre la fantasmagorie grégaire. Retour à l’instant. Mais alors, pleurniche le Sot, que vais-je faire de tous mes regrets et de tous mes espoirs ? Mais rien ! Assieds-toi dessus et coupe le son, pauvre petit ventriloque ! Et écoute le philosophe-journaliste, un vrai celui-là : “J’ai vu récemment un équilibriste qui ajustait une quantité de poignards les uns sur les autres ; cela faisait une espèce d’arbre effrayant qu’il tenait en équilibre sur son front. C’est ainsi que nous ajustons et portons nos regrets et nos craintes, en imprudents artistes. Au lieu de porter une minute, nous portons une heure ; au lieu de porter une heure, nous portons une journée, dix journées, des mois, des années… Pense au présent. Chaque minute vient après l’autre. Il est donc possible de vivre comme tu vis, puisque tu vis.» (Alain, Propos d’un Normand, 17 avril 1908).

Alors, 2012 bientôt !!! Ou ma (ta) fin prochaine ! Qu’importent au Sage blessé le tapage médiatique, la sortie de la crise, la rentrée dans tous ses états et en tous les domaines où une pseudo innovation (aujourd'hui la "révolutionnaire" 4G !) , forcément sublime et géniale, prétend innerver et transfigurer le réel ! Tapage et bavardage. Diversion et dispersion. Nihil novi sub sole. Esprit négatif, alors ? Que nenni : être à la fois mystique et sceptique. Mystique laïc s’entend. La vérité intime et la sculpture de soi : source unique contre la pensée unique.

Le silence seul – ou une forme d’absence sociale, de mise à distance – permet de se recentrer et de se désintoxiquer. Plus tard, seule la mort choisie ou consentie nous délivrera de notre nanisme ontologique. Seul le Néant pulvérisera le vide individuel et la terrifiante médiocrité ambiante.

En attendant, le repli et l’instinct de survie – indispensable et misérable aiguillon.


(27/08/10)