Nietzsche a commencé l'étude du piano vers l'âge de neuf ans et il fut un élève particulièrement doué, se passionnant pour Bach, Haendel, Haydn et Mozart. Après deux années d'études, il jouait déjà des sonates de Beethoven. Fils et petit-fils de pasteur, il a été bercé par la musique d'orgue et par le chant choral. Mais son père est mort, l'esprit dérangé, alors qu'il avait quatre ans et quand plus tard Friedrich rêve de lui, il le voit dans une église et entend l'orgue résonner.

Une fois quitté le village natal, il se met à jouer du piano, entouré de sa mère et de sa sœur : il leur dédie ses premières compositions. La pratique pianistique sera toujours associée pour lui à une intimité partagée, une alliance de solitude et de communion. Il envoie ses partitions à sa sœur Elizabeth et indique l'interprétation qu'elle doit suivre, il fait de même avec ses amis mélomanes, Gustav Krug, Erwin Rohde, Franz Overbech, Heinrich Köselitz alias Peter Glast. Il compose pour quatre mains ou deux pianos, et son jeu tout comme ses compositions sont adressés, proposés comme des dialogues propres à dessiner des constellations d'amitiés. Jouer à deux, jouer devant ou pour l'autre, s'entendre plus que se comprendre, tels furent les enjeux de sa pratique pianistique. L'abondante correspondance de Nietzsche évoque fréquemment les morceaux qu'il travaille, les siens autant que ceux de ses compositeurs d'élection. Il dialogue avec eux parce qu'il se sent appartenir, grâce à la musique, à ces êtres pour qui le langage s'est transmué en art. Lorsqu'il relate ses moments d'intense solitude, reclus dans les médiocres chambres d'hôtel des pensions qu'il fréquente pendant ses nombreuses errances, il décrit les pianos qu'il a loués, leurs touches d'ivoire et leur bois acajou, se construisant un monde familier par la seule présence de l'instrument et des artistes qu'il fait apparaître en interprétant leurs œuvres. Depuis sa jeunesse étudiante à Pforta, Bonn et Leipzig jusqu'à ses dernières années méditerranéennes à Gênes, Rome, Nice ou Turin, il s'est toujours ménagé un lieu où retrouver les compositeurs, sa famille d'élection.

La plupart des biographes de Nietzsche s'arrêtent à 1889 au moment de sa crise de folie et de ce qu'il est convenu d'appeler son effondrement après qu'il se fut jeté au cou d'un cheval battu par un cocher à Turin. De fait, il n'y a plus rien à lire ni à dire, une fois le philosophe ramené à Bâle puis auprès de sa mère et enfin à Weimar chez sa sœur Elisabeth devenue Mme Förster, future nazie qui s'annexera la postérité de Friedrich. Pour ces onze dernières années de la vie de Nietzsche, on ne peut que faire des hypothèses sur sa maladie et gloser sur les manœuvres familiales autour de son héritage intellectuel. A partir de la folie et de sa scène spectaculaire, la légende peut commencer, tout comme les conjectures. Syphilis, tumeur au cerveau, psychose, dégénérescence héréditaire… Les diagnostics ultérieurs se fondent sur quelques phrases laissées par le philosophe ou rapportées par ses proches constatant la fin progressive de toute activité cérébrale. Mais on omet de signaler que l'incohérence ou l'aphasie de Nietzsche ne l'ont pas empêché de continuer à jouer du piano. Interné dans une clinique psychiatrique à Iena, il pratiquait deux heures par jour, interprétant et improvisant sur un piano de restaurant. Et Köselitz se demandait parfois si son ami Friedrich ne simulait pas la folie tant il pouvait encore briller par ses inspirations. Overbeck, de son côté, raconte qu'il l'emmenait alors en promenade et tentait de converser avec lui malgré les coups qu'il voulait donner parfois donner aux chiens et aux passants. Mais Nietzsche avait abandonné aux autres le dialogue des mots et ne conservait pour lui que le langage sublimé des notes. La bouche s'est tue, restent les mains qui ont définitivement troqué la page blanche pour le clavier.

Que sait-on des mains de Nietzsche ? Lou Salomé les décrit dans sa monographie consacrée à l'homme qui lui voua son seul amour : ses mains étaient incomparablement belles et fines. Se sont-elles posées sur le corps de Lou ? L'enthousiasme de Nietzsche pour celle qui deviendra l'égérie de Rilke, puis incarnera l'inquiétante féminité aux yeux de Freud, a été déçu lorsqu'il dut se résigner à partager l'amitié de Lou avec Paul Rée. Nul doute que la description sensuelle de ses mains ne vienne plutôt du spectacle qu'elles offrent sur un piano. Et Lou Salomé, en choisissant cette partie du corps de Friedrich, a voulu mettre en valeur son élégance et sa dextérité physique et spirituelle. Elle ne cherche pas à identifier la main du philosophe, celle qui dépose des idées sur le papier. Si telle avait été son intention, elle n'aurait pas insisté sur la douceur féminine de ses gestes. Fidèle à la pensée de Nietzsche, elle tente d'approcher l'homme par la gravitation de son corps, son aptitude à la légèreté, aux déplacements subtils. Dans un aphorisme de Par-delà le bien et le mal, Nietzsche s'étonnait de voir certaines personnes se cacher le visage dans leurs mains pour ne pas dévoiler leurs sentiments. Et il observait combien ce sont les mains qui trahissent bien davantage un individu. Leur position, leur forme, leurs stigmates composent un paysage singulier.


Tout un homme se révèle dans ses mains. Qui peut mieux le savoir qu'un pianiste ? D'après quelques témoignages, le jeu de Nietzsche au piano était à la fois puissant et virevoltant, et l'on devine que l'impression devait l'emporter sur la précision. Parfois brutal, le philosophe voulait faire résonner au maximum son instrument. Malwida von Meysenburg, l'amie et confidente chez qui il rencontra Lou, à Rome, évoque son jeu ample et polyphonique. Il faut probablement référer ces descriptions aux morceaux qu'il jouait. Le piano est le plus orchestral de tous les instruments, mais on en use différemment si l'on joue une transcription de Wagner ou une mélodie de Schumann. L'éducation pianistique de Nietzsche donne à penser qu'il respectait le rôle dévolu à chaque main, toutefois le moment de son admiration wagnérienne, sensible dans ses compositions d'alors, modifie considérablement ce rapport et met en valeur les résonances et les modulations harmoniques sur toute l'amplitude du piano. Les mains de Nietzsche sont éloquentes, elles ont leur propre style qui correspond à la psychè du philosophe musicien, cependant elles parlent un langage conçu par les compositeurs. Et lorsqu'il donne son avis sur ce que doit être le rôle de chaque main, son diagnostic ne se limite pas à une question technique, il engage toute une conception de la musique et de la relation de la parole à la culture qui la soutient. « Au piano, écrit Nietzsche en 1881, l'essentiel est de laisser chanter le chant et l'accompagnement accompagner », la période wagnérienne est passée, il revient à un jeu qui dégage nettement la mélodie, le chant, la ligne de son soutien harmonique. On ne brouille plus les repères, on ne joue plus sur les nerfs, la musique doit chanter.


François Noudelmann, Le toucher des philosophes, Sartre, Nietzsche et Barthes au piano, Gallimard, 2008.