C’est un lapsus volontaire ! Il faut lire « absurdité de l’amour ». Ou « bouffonnerie ». Car, en définitive, qu’est-ce que l’amour sinon une délicieuse intoxication, une pure construction du mental doublée d’un passe-temps aussi vain qu’agréable, parfois cruel, très souvent niais ou puéril. On aura compris qu’aujourd’hui, je ne suis guère optimiste ni tendre avec moi-même ni surtout aveugle sur cet étrange autant que puissant mirage qu’on appelle amour, pardon, Amour.



Car, une fois admis avec Comte-Sponville qu’il convient de distinguer eros, philia et agapè (à ce sujet, j’aime bien la définition de Montaigne concernant la seconde catégorie « amitié maritale » et j’adresse un clin d’œil à O*** en son lointain Far-West), bref, après avoir disséqué et péroré, que sait-on, que sais-je de l’amour ? Rien. Trois fois rien. Sinon que chacun s’aime à travers l’autre, chacun se préfère d’abord et que le sexe, s’il est une urgence sans raison, est surtout une tyrannie glandulaire qui souvent gâche tout, embrouille tout et ne fait rien avancer.

Ceci dit, en ce samedi matin pluvieux, je ne vais pas continuer à faire le cynique ou le sceptique. Il vaut mieux soigner le mal par le mal et donc citer le cher CIORAN. Voici quelques perles empoissonnées qui ne dépareilleront pas dans mon écrin où, à défaut de bague de fiançailles jamais offerte (ouf !), s’accumulent débris, poussières et quelques pétales desséchés et un tantinet écœurants…


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- Vitalité de l’amour : on ne saurait médire sans injustice d’un sentiment qui a survécu au romantisme et au bidet.

- Un amour qui s’en va est une si riche épreuve philosophique que, d’un coiffeur, elle fait un émule de Socrate.

- Dans la recherche du tourment, dans l’acharnement à la souffrance, il n’est guère que le jaloux pour concurrencer le martyr. Cependant on canonise l’un et on ridiculise l’autre.

- Enterrer son front entre deux seins, entre deux continents de la Mort…

- Un moine et un boucher se bagarrent à l’intérieur de chaque désir.

- Heureux en amour, Adam nous eût épargné l’Histoire.

- J’ai toujours pensé que Diogène avait subi, dans sa jeunesse, quelque déconvenue amoureuse : on ne s’engage pas dans la voie du ricanement sans le concours d’une maladie vénérienne ou d’une boniche intraitable.

- La chair est incompatible avec la charité : l’orgasme transformerait un saint en loup.

- Après les métaphores, la pharmacie. – C’est ainsi que s’effritent les grands sentiments. Commencer en poète et finir en gynécologue ! De toutes les conditions, la moins enviable est celle d’amant.

- Concevoir un amour plus chaste qu’un printemps qui – attristé par la fornication des fleurs – pleurerait à leurs racines…

- Dans la volupté, comme dans les paniques, nous réintégrons nos origines : le chimpanzé, relégué injustement, atteint enfin à la gloire – l’espace d’un cri.

N.B. C’est pourquoi, O*** et moi, nous parlions naguère de “bonobos” et appelions nos jeux d’amour de pures “babouineries” ! Aujourd’hui, dans mon dernier bouquin, j’écris ceci – on ne me reprochera donc pas de manquer de lucidité :

« L’accomplissement joyeux de la chair avec cette unique épice : jouir complètement, c’est jouir désespérément. »

CIORAN (suite)



- La dignité de l’amour tient dans l’affection désabusée qui survit à un instant de bave.

- Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l’amour le frappe, de réagir en midinette.

- Mélange d’anatomie et d’extase, apothéose de l’insoluble, aliment idéal pour la boulimie de la déception, l’Amour nous mène vers des bas-fonds de gloire…

- Depuis que Schopenhauer eut l’inspiration saugrenue d’introduire la sexualité en métaphysique et Freud celle de supplanter la grivoiserie par la pseudo-science de nos troubles, il est de mise que le premier venu nous entretienne de la « signification » de ses exploits, de ses timidités et de ses réussites. Toutes les confidences débutent par là ; toutes les conversations y aboutissent. Bientôt nos relations avec les autres se réduiront à l’enregistrement de leurs orgasmes effectifs ou inventés… C’est le destin de notre race, dévastée par l’introspection et l’anémie, de se reproduire en paroles, d’étaler ses nuits et d’en grossir les défaillances ou les triomphes.

Etc.

Cioran, Syllogismes de l’amertume, œuvre complète, Quarto, Gallimard, 1995.


Le jour de la mort de Cioran, le 20 juin 1995 à l'âge de 84 ans, voici ce que j'avais noté dans mon Journal :


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" Quand un éditeur se paie le luxe de livrer TOUT Cioran en un seul bouquin énorme mais maniable, élégant et racé, avec glossaire et riche iconographie, si engageant dans son étui translucide, c'est l'aubaine pour les connaisseurs, l'extase, un malheur inespéré. Une vraie bombe anti-personnel ! A faire pâlir d'envie l'éditeur malheureux de Suicide, mode d'emploi. Y aurait-il donc deux poids deux mesures selon qu'il s'agit ici d'une impardonnable ruine corporelle, là d'une tumeur ontologique ? Et pourtant, à côté de la Digitaline, le scepticisme roumain est autrement subtil, pervers, voluptueusement mortifère ! Mais qu'importe l'incitation (au désespoir), pourvu qu'on ait l'ivresse : une telle lucidité incandescente, ce fin scalpel d'or qui perce la baudruche des illusions (amoureuses), dépèce la dépouille du Sens en ciselant la parure funèbre des mots... Je confirme donc, je suis accro, avis aux amateurs : en 1751 pages et pour 175 Francs seulement, une croisière de rêve au bout de l'Enfer, l'intégrale de l’Évangile de la perdition, plus de deux livres, bon poids bonne mesure, de gelée royale vénéneuse à déguster, à s'en gaver, à en jouir jusqu'à ce que mort s'ensuive... Merci à mon Bon Maître, docteur ès amertume, merci à Gallimard, providentiel dealer. Au nom de tous les obsédés textuels, adeptes du gai désespoir, tenant du "fanatisme du pire"... et autres insomniaques maudits. Mardi 20/06/95 "